Politique néo-coloniale de la France au Liban. Par Nicolas Qualander.

Politique néo-coloniale de la France au Liban

Par Nicolas Qualander

jeudi 7 septembre 2006

Le tour de passe-passe idéologique consistant à présenter l’armée française comme une force profondément attachée à l’indépendance du Liban, à la protection des civils, à la Paix et, pourquoi pas, aux résolutions des Nations Unies, ne saurait cacher le fait qu’il ne s’agit là que d’une répétition historique : depuis plus de cinquante ans, le Liban est le poste avancé de l’implantation française au Moyen- orient. Le double cadre des résolutions 1559 et 1701 s’inscrit ainsi dans la continuité des politiques néo-coloniales de la France, mélange d’interventions militaires directes, de paternalisme et de clientélisme politique. L’offensive idéologique actuelle tend donc à présenter la France comme un partenaire du Liban, « lieu d’épanouissement naturel de la francophonie », comme si, d’égal à égal, une longue histoire commune les reliait par-delà la Méditerranée : la France serait « l’amie du Liban, selon les mots du Président Chirac.

C’est là la politique du mensonge. Le rapport de la France au Liban est un rapport de vassalisation. La tutelle française s’est exprimée de différentes manières, de l’instrumentalisation et de l’institutionnalisation du communautarisme politique sous le Mandat français, de 1920 à 1943, au débarquement des troupes françaises à Beyrouth, en 1982, « qui sert alors de couverture au retours des Etats-Unis sur la scène libanaise » [1] , pour aboutir, en automne 2004, à l’adoption avec les Etats-Unis de la résolution 1559 qui participera d’une nouvelle déstabilisation du Liban, et, par-delà, de l’ensemble de la région.

Il est impossible de comprendre les événements actuels, à savoir le déploiement de troupes françaises au Liban dans le cadre de la résolution 1701 et la direction des troupes de la FINUL par la France, sans saisir la politique globale des autorités françaises ouverte depuis l’automne 2004. En effet, a rédaction conjointe, par la France et les Etats-Unis de la résolution onusienne 1559, bouleverse complètement la situation régionale. En demandant le départ des troupes syriennes du Liban, ainsi que celui du Président libanais Emile Lahoud, mais aussi, et surtout, le désarmement des milices libanaises et palestiniennes, la France prend alors directement partie pour les intérêts américains et israéliens dans la région. La résolution 1559 s’inscrit ainsi totalement dans le projet de Grand Moyen Orient prôné par les Etats-Unis : elle participe d’une logique néo-coloniale où les grandes puissances occidentales cherchent à remodeler le Moyen-Orient selon leur bon vouloir, à satisfaire les intérêts d’Israël - notamment en acceptant tacitement l’occupation des territoires libanais de Chebaa et Kfar Chouba -, à affaiblir la Syrie et l’Iran. Il s’agit d’un virage dans la politique étrangère française, qui s’était jusque là plus ou moins opposée au projets états-uniens, notamment au moment de la guerre en Irak.

En se réconciliant avec l’administration Bush sur le dos des Libanais, la France escompte alors se donner les moyens de réintervenir directement au Moyen-Orient, de redéployer sa politique néo-coloniale dans la région et de redevenir une puissance centrale dans le conflit moyen-oriental. Il y a donc eu une convergence de vue et une répartition des rôle entre la France et les Etats-Unis : aux Etats- unis, la tutelle politique sur l’Irak et les Etats du Golfe ; à la France, celle sur la Syrie et le Liban, anciens pays mandataires. La résolution 1559 de septembre 2004 ne correspond à rien de moins qu’à un découpage géopolitique du Moyen-Orient, à une redistribution générale des cartes où les puissances impériales cherchent à s’entendre sur un partage des territoires arabes.

C’est ainsi que depuis plus de deux ans maintenant, la France participe à la déstabilisation générale du Liban : la résolution 1559 ne fut qu’un début. Prônant le désarmement du Hezbollah et des milices palestiniennes, la France ne dit rien sur les viols répétés de l’intégrité territoriale libanaise par Israël, ignore la question de l’occupation des collines de Chebaa et de Kfar Choubaa, ainsi que celle des prisonniers libanais en Israël. A la suite de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafiq Hariri, la France n’aura de cesse de mettre la pression sur la Syrie alors même que l’enquête sur les conditions de son assassinat n’est pas terminée. Chirac rompt avec le président Emile Lahoud, dont l’orientation est trop pro-syrienne à son goût, et accueille à l’Elysée, avec les honneurs dus à un chef d’état, le fils du premier ministre assassiné, Saad Hariri, pourtant simple député. L’ensemble des Forces du 14 mars, la coalition anti-syrienne composée du clan Hariri, du PSP de Walid Jounblatt et des Forces libanaises sont alors présentées comme des héros de la démocratie et des droits de l’homme. De même, la mobilisation d’une partie de la population libanaise contre la présence syrienne est présentée comme un mouvement de libération nationale.

En somme, la France devient l’un des protagonistes de la bataille politique qui se joue au Liban et qui voie s’affronter deux logiques : une logique d’alignement sur l’Occident, incarnée par les Forces du 14 mars, et une logique d’affrontement avec les intérêts français, américains et israéliens, mais alliée avec la Syrie, représentée par le Hezbollah et ses partenaires. C’est ainsi que, comme le souligne Georges Corm, « le Liban est revenu au statut d’Etat tampon entre forces rivales qui s’affrontent de plus en plus férocement au Moyen-Orient » [2] . La France et les Etats-Unis ont alors beau jeu de reprocher à la Syrie sa présence militaire et politique au Liban : ils ne font rien d’autres, eux-mêmes, que de tenter de mettre le Liban sous tutelle.

La promotion des Forces du 14 mars, s’inscrit par ailleurs dans la logique économique néo-libérale contemporaine : de Walid Joumblat à la droite libanaise de Samir Geagea, en passant par le « Courant du futur » de la famille du milliardaire Hariri, les forces anti-syriennes sont aussi celles du monde des affaires libanais, attachées au démantèlement de tout ce qui pourrait ressembler à un Etat social fort. D’où les attaques répétées du gouvernement Siniora contre ce qui reste au Liban de service publics et les tentatives de privatisation de la Middle East Airlines et de Electricité du Liban. Les forces du 14 mars sont aussi celles du système communautaire et des grandes familles, celles du clientélisme politique érigé en système global. Libéral, pro-occidental, vassalisé, féodalisé : tel est le projet américano-français que tente de camoufler la formule d’un « Liban démocratique et souverain ».

Ces tentatives de vassalisation ont partiellement échoué. Nul doute en cela que les autorités françaises doivent se sentir relativement frustrées alors que deux ans de guerre idéologique et politique n’ont pas suffi faire appliquer la résolution 1559. Premièrement, le Hezbollah a su jouer la carte du consensus national en intégrant le gouvernement libanais au printemps 2005 et en participant systématiquement à toutes les initiatives de dialogue national, notamment celles lancée par le président du parlement Nabih Berri. Deuxièmement, l’un des opposants inflexibles à la Syrie, le général Michel Aoun, a conclu en février 2006 un accord politique avec le Hezbollah, ce qui a profondément changé les règles du jeu, une partie de la communauté chrétienne n’étant plus, de fait, alignée sur les positions américano-françaises. Troisièmement, la guerre des trente-trois jours, qui a vu s’affronter la résistance libanaise autour du Hezbollah et Israël, a profondément changé les règles du jeu. Dès les premiers jours du conflit, Israël, les Etats-Unis et la France n’ont eu de cesse d’appeler à l’application de la résolution 1559. De fait, le Hezbollah n’a pu être désarmé par la force militaire israélienne. Les puissances occidentales ont perdu sur un autre plan, à savoir celui des tentatives de divisions confessionnelles des libanais et d’isolement de Hezbollah. La résistance a bénéficié pendant la guerre d’une sorte de consensus national, le gouvernement libanais de Fouad Siniora lui-même s’alignant derrière les revendications de Hezbollah : la récupération des territoires libanais occupés par Israël et la libération des prisonniers.

Ironie de l’histoire, la France s’est retrouvée prise au piège de sa propre logique : le gouvernement qu’elle avait elle-même contribué à installer était obligé de s’aligner derrière la logique de résistance. Dès lors, elle ne pouvait plus tout à fait prôner le désarmement par la force de la résistance islamique comme elle avait souhaité le faire au début. Le vote de la résolution 1701 est ainsi l’aveu d’un semi-échec pour le camps occidental. Comme le note Gilbert Achcar, « la résolution adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations unies le 11 août 2006 n’a pleinement satisfait ni Israël ni Washington ni le Hezbollah. Cela ne signifie pas qu’elle est « juste et équilibrée », mais seulement qu’elle est l’expression temporaire d’une impasse militaire. » [3]].

En effet, ni Israël, ni les Etats-Unis n’ont réussi à faire accepter l’idée d’un déploiement de l’OTAN au Liban pour désarmer le Hezbollah par la force. La France et les Etats-Unis, pour leur part, n’ont pas réussi à faire des troupes de l’ONU une véritable force de désarmement du Hezbollah et à placer la FINUL sous l’égide du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies, qui permet l’emploi direct de la force militaire : « La concession principale faite par Washington et Paris a consisté à abandonner le projet de créer une force multinationale ad hoc régie par le chapitre VII. À la place, la résolution autorise « l’accroissement de la force de la FINUL jusqu’à un maximum de 15.000 soldats », réorganisant ainsi et gonflant considérablement la force existante. » [4]

La résolution 1701 est ainsi le signe d’un échec partiel des forces impériales, parmi lesquelles, la France. C’est pourquoi cette guerre des 33 jours représente, à bien des égards, un retournement symbolique de situation dont on mettra bien du temps à mesurer les effets. Néanmoins, la bataille n’est pas terminée : il s’agit désormais de s’opposer à l’application de la résolution 1701 et à l’envoi de troupes françaises au Liban, et ce pour deux raisons. Premièrement, la France voit là l’occasion de s’implanter militairement au Liban et de continuer à peser politiquement sur les rapports de forces politiques. Elle n’aura de cesse de jouer sur les divisions confessionnelles et politiques qu’elle a elle-même orchestrée depuis deux ans. Deuxièmement, si la résolution 1701 ne permet pas le désarmement direct du Hezbollah, elle n’en reste pas moins tout à fait injuste et lourde de danger : injuste, car elle impute au Hezbollah et au Liban la responsabilité du conflit, sans même mentionner les attaques répétées et l’occupation israélienne d’une partie du Liban depuis des dizaines d’années. Lourde de danger, car en permettant le déploiement de 15000 hommes armés au Liban, elle met le doigt dans un engrenage catastrophique pour les Libanais. Rien ne dit en effet qu’à l’avenir, une nouvelle résolution ne sera pas votée qui permettrait une intervention militaire directe contre la résistance libanaise.

Si la résolution 1701 représente effectivement un échec relatif pour les logiques impériales, elle s’inscrit néanmoins dans le cadre du redéploiement colonial de la France et des Etats-Unis, qui était déjà celui de la 1559. La politique de la France n’a pas changé : elle est tout à fait dans la continuité historique d’une logique paternaliste et néo-coloniale et du Mandat français au Liban. La France n’est pas l’amie du Liban : elle veut rester sa puissance tutélaire.

[1] Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société. Edition actualisée, La Découverte, Paris, 2005, p 294.

[2] Georges Corm, Entretien avec la Revue du Liban, numéro 4027, 12 au 19 novembre 2005.

[3] Gilbert Achcar, La guerre des trente-trois jours et la résolution 1701 du Conseil de sécurité, 16 août 2006

[4] Gilbert Achcar, idem.