L’armée américaine paie secrètement les journaux irakiens pour qu’ils publient les histoires qu’elle leur concocte

L’armée américaine paie secrètement les journaux irakiens pour qu’ils publient les histoires qu’elle leur concocte

Mark Mazzetti et Borzou Daragahi, rédacteurs au Los Angeles Times

15 décembre 2005

Los Angeles Times

Traduit par Jean-Marie Flémal pour StopUSA

WASHINGTON - Dans le cadre de l’offensive de l’information en Irak, l’armée américaine paie en secret les journaux irakiens afin qu’ils publient des histoires rédigées par les troupes américaines et ce, dans un effort d’enjoliver l’image de marque de la mission américaine en Irak.

Ces articles, rédigés par les troupes américaines spécialisées dans les « opérations d’information », sont traduits en arabe et placés dans les journaux irakiens avec l’aide d’un sous-traitant de la défense, s’il faut en croire les fonctionnaires militaires américains ainsi que certains documents aujourd’hui en possession du Los Angeles Times.

Bon nombre des articles en question sont présentés dans la presse irakienne comme des comptes rendus non retouchés, rédigés par des journalistes indépendants. Les histoires mettent en exergue le travail des troupes américaines et irakiennes, dénoncent les rebelles et vantent les efforts des États-Unis en vue de la reconstruction du pays.

Bien que les articles traitent essentiellement de « faits », ils ne présentent qu’une seule facette des événements et « omettent » toutes les informations susceptibles de donner une piètre idée des gouvernements américain ou irakien, ont déclaré des officiels. Comptes rendus et interviews indiquent que les États-Unis ont payé des journaux irakiens pour publier des dizaines d’articles de ce genre, avec de gros titres comme « Les Irakiens s’accrochent à la vie malgré le terrorisme », puisque ces pratiques ont débuté cette année.

L’opération est destinée à masquer tout lien avec l’armée américaine. Le Pentagone a un contrat avec une petite firme de Washington appelée le Lincoln Group, qui aide à traduire et à placer les histoires. L’équipe irakienne du Lincoln Group ou ses sous-traitants jouent parfois aux journalistes free-lance ou se muent en agents publicitaires lorsqu’ils livrent les histoires aux médias de Bagdad.

L’effort de l’armée pour écouler sa propagande dans les médias irakiens a lieu même quand les officiels américains préconisent de promouvoir les principes démocratiques, la transparence politique et la liberté d’expression dans un pays qui émerge à peine de décennies de dictature et de corruption.

Cela revient à dire que le département d’État prépare des journalistes irakiens aux compétences de base du journalisme et de l’éthique des médias occidentaux, y compris via une sorte d’atelier appelé « Le rôle de la presse dans une société démocratique ». Les normes varient du tout au tout dans les journaux irakiens, dont beaucoup ne sont que des opérations montées de bric et de broc.

Mardi dernier, sous-estimant l’importance que les officiels américains attribuent au développement de médias de style occidental, le secrétaire à la Défense Donald H. Rumsfeld a parlé de la prolifération des organisations d’information en Irak comme de l’un des plus grands succès du pays depuis l’éviction du président Saddam Hussein. Les centaines de journaux, chaînes de télévision et autres « médias libres » proposent une sorte de « soupape de sûreté » au public irakien désireux de débattre des problèmes de leur démocratie naissante, a déclaré Rumsfeld.

La campagne de l’armée concernant les opérations d’information s’est attiré des récriminations de la part de plusieurs officiers supérieurs en Irak ainsi qu’au Pentagone, lesquels prétendent que toute tentative de subvertir les médias de l’information pourrait détruire la crédibilité de l’armée américaine auprès d’autres nations et du public américain.

« Nous voici occupés à tenter d’instaurer les principes de la démocratie en Irak. Chaque discours que nous sortons dans ce pays tourne autour de la démocratie. Et, en agissant de la sorte, nous mettons déjà à mal les principes premiers de la démocratie », a déclaré un haut fonctionnaire du Pentagone hostile à la pratique consistant à imposer des articles aux médias irakiens.

L’accord passé avec le Lincoln Group est très révélateur de la façon dont le Pentagone a tenté d’estomper les liens traditionnels entre les relations publiques de l’armée - la ventilation d’informations factuelles à l’attention des médias -, les opérations psychologiques et les opérations concernant l’information proprement dite, en recourant à la propagande et à des informations parfois trompeuses afin de faire avancer les objectifs d’une campagne militaire.

L’administration Bush a essuyé des critiques pour avoir distribué des vidéos et des informations sur mesure aux États-Unis sans indiquer que leur source n’était autre que le gouvernement fédéral, et en payant des journalistes américains pour promouvoir les mesures de l’administration, pratiques que le Government Accountability Office (Contrôle des responsabilités) a qualifiées de « propagande cachée ».

Les fonctionnaires de l’armée familiarisés avec ces « efforts de guerre » en Irak ont beaucoup dit qu’ils étaient dirigés par l’« Information Operations Task Force » (Services actifs des opérations concernant l’information) de Bagdad, laquelle fait partie du QG du groupe de multinationales commandé par le lieutenant général John R. Vines. Les fonctionnaires ont accepté de parler sous l’anonymat du fait qu’ils avaient des critiques à formuler contre ce genre d’opérations et qu’ils n’étaient pas autorisés à en parler en public.

Un porte-parole de Vines a refusé de faire le moindre commentaire pour le présent article. Un porte-parole du Lincoln Group s’est également abstenu de tout commentaire.

L’un des fonctionnaires de l’armée a déclaré qu’en tant que composante d’une campagne d’opérations psychologiques qui s’est intensifiée au cours de l’année écoulée, la « task force » avait également acheté un journal irakien, qu’elle s’était assuré en outre le contrôle intégral d’une station de radio et qu’elle se servait des deux pour faire passer des messages pro-américains à destination du public irakien. Rien ne permet d’identifier ce journal ou cette station de radio comme agissant en tant que porte-parole de l’armée.

Le fonctionnaire n’a pas accepté de révéler quels étaient ces deux médias sous contrôle de l’armée, disant que les citer risquait d’exposer leur personnel à des attentats rebelles.

La législation américaine interdit à l’armée de mener des opérations psychologiques ou de diffuser de la propagande via des organes médiatiques américains. Pourtant, plusieurs fonctionnaires ont déclaré qu’étant donné la mondialisation des médias menée par Internet et l’actuel cycle d’infos émettant 24 heures sur 24, le Pentagone appliquait ses efforts en sachant très bien que sa couverture dans la presse étrangère allait inévitablement « transpirer » dans les médias occidentaux et que, partant, elle allait également influencer la couverture des médias américains d’information.

« Il n’est plus possible de séparer les médias étrangers des médias domestiques. Ces lignes de séparation n’existent plus », a déclaré un sous-traitant privé qui participe aux opérations d’information du Pentagone.

Daniel Kuehl, un expert dans ce genre d’opérations, qui travaille à la National Defense University, à Fort McNair à Washington, a déclaré qu’il ne croyait pas que placer des histoires dans les médias irakiens fût une mauvaise chose. Mais il se demandait si cette pratique pouvait contribuer à faire basculer l’opinion publique irakienne contre les insurgés.

« Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de répréhensible ou de moralement malsain dans ces pratiques », a-t-il déclaré. « Je me demande tout simplement si c’est efficace. »

Un haut fonctionnaire de l’armée qui a passé cette année en Irak a déclaré que c’était un message fortement pro-américain de certaines informations publiées à Bagdad qui lui avait d’abord fait suspecter que l’armée américaine faisait publier ses propres articles.

« Certains sujets apparaissaient dans la presse irakienne et je me suis demandé d’où diable cela pouvait bien venir. Manifestement, c’était quelque chose que la presse irakienne même n’aurait pu concevoir d’elle-même », avait déclaré le fonctionnaire.

Les éditeurs du journal irakien eurent une réaction mi-heurtée mi-évasive quand on leur dit qu’ils étaient les cibles d’une opération psychologique de l’armée américaine.

Certains de ces journaux, comme Al Mutamar, un quotidien de Bagdad dirigé par des associés du vice-Premier ministre Ahmad Chalabi, traitaient les articles comme de simples informations indiscernables des autres rapports de presse. Avant la guerre, Chalabi était ce même exilé irakien pressenti par les hauts fonctionnaires du Pentagone pour diriger l’Irak de l’après-Saddam.

D’autres avaient catalogué ces histoires comme « divertissement de lecture », les insérant dans des encarts sur fond gris ou utilisant une police de caractères spéciale pour les distinguer de l’habituel contenu éditorial. Mais personne n’avait mentionné la moindre connexion avec l’armée américaine.

Un article du 6 août, publié de façon très visible à la seconde page d’Al Mutamar, pouvait passer pour un article d’information, vu son titre : « Les Irakiens s’accrochent à la vie malgré le terrorisme ». Des documents obtenus par le Los Angeles Times indiquent qu’Al Mutamar a touché 50 dollars pour publier le texte, bien que le rédacteur en chef du journal ait dit qu’il publiait généralement ce genre d’article gratuitement.

À peu près 1.500 dollars ont été payés au journal indépendant Addustour pour qu’il publie, le 2 août, un article intitulé « Plus d’argent pour le développement de l’Irak », indiquaient également les documents. Le rédacteur en chef du journal, Bassem Sheikh, déclara n’avoir « aucune idée » de l’origine du texte, mais il ajouta que l’article portait une estampille « services médiatiques » dans sa partie supérieure afin de le distinguer de tout autre texte éditorial.

Les articles rédigés par l’armée américaine sont livrés à Al Mutamar, le journal dirigé par les associés de Chalabi, via Internet et, souvent, ils ne sont même pas signés, a déclaré Luay Baldawi, rédacteur en chef du journal.

« Nous publions n’importe quoi », a-t-il dit. « La politique du journal est de publier tout, particulièrement si cela flatte les causes dans lesquelles nous croyons. Nous sommes pro-américains. Tout ce qui soutient l’Amérique, nous le publierons ! »

Pourtant, d’autres employés d’Al Mutamar étaient nettement moins chauds vis-à-vis des relations entre leur journal et l’armée américaine. « C’est notre droit », a affirmé Faleh Hassen, l’un des rédacteurs. « Cette affaire reflète la situation tragique des journalistes en Irak, laquelle est extrêmement peu brillante. »

Pour terminer, Baldawi a reconnu que lui aussi s’était inquiété de l’origine des articles et qu’il avait recommandé de se montrer « plus prudent avec ce que nous recevons par e-mail ».

Après avoir découvert la source des trois histoires payées publiées dans Al Mada en juillet, le directeur et rédacteur en chef de ce journal, Abdul Zahra Zaki, avait été offusqué et, aussitôt, avait convoqué à son bureau un directeur du département publicité.

« Je suis très triste », déclara-t-il. « Il nous faut enquêter à ce propos. »

Les Irakiens qui livraient les articles tiraient également de modestes bénéfices de ces arrangements, en fonction des sources et du contenu.

Des employés d’Al Mada ont affirmé qu’un homme à l’allure réservée s’était présenté aux bureaux du journal, dans la ville basse de Bagdad, le 30 juillet, avec un portefeuille rempli de dollars américains. Il avait dit aux rédacteurs qu’il voulait publier dans le journal un article intitulé « Attentat terroriste contre des volontaires sunnites ».

Il avait payé cash et n’avait laissé aucune carte de visite, avaient ajouté les employés. Il n’avait même pas voulu de reçu. Le nom qu’il donna aux employés était le même que celui d’un employé du Lincoln Group également mentionné dans les documents en possession du Los Angeles Times. Bien que les rédacteurs d’Al Mada aient dit qu’il avait payé 900 dollars pour qu’on publie l’article, les documents indiquent que l’homme aurait communiqué au Lincoln Group qu’il lui en avait coûté plus de 1.200.

Al Mada est très largement considéré comme le journal irakien le plus cérébral et le plus professionnel. Il publie des rapports d’enquête aussi bien que de la poésie.

Zaki déclara que si son journal, à court d’argent, avait su que ces articles provenaient du gouvernement américain, il aurait « demandé plus, beaucoup plus » pour les publier.

Selon plusieurs sources, ce processus de placement d’articles a commencé lorsque des soldats se sont mis à rédiger des « maquettes de comptes rendus » des événements en Irak, comme ce raid commun entrepris par les Américains et les Irakiens contre une cache supposée des rebelles, ou encore l’un ou l’autre attentat suicide ayant tué des civils irakiens.

Ces maquettes, dont plusieurs sont aujourd’hui en possession du Los Angeles Times, se lisent davantage comme des dépêches de presse que comme des articles d’information. Elles contiennent souvent des citations anonymes de fonctionnaires militaires américains et il n’est pas sûr du tout que ces citations soient authentiques.

« La vérité absolue n’a jamais été un élément essentiel de ces histoires », a déclaré le haut fonctionnaire militaire qui avait été en Irak cette année.

L’une des maquettes, datée du 12 novembre, décrit une offensive conjointe des Américains et des Irakiens contre les villes de l’Irak occidental de Karabilah et Husaybah.

« Les deux villes sont des points d’arrêt pour les combattants étrangers qui pénètrent en Irak pour y mener leur guerre injuste », peut-on lire dans cette maquette.

Le texte se poursuit par une citation d’un fonctionnaire anonyme de l’armée américaine : « ‘Les soldats de l’armée irakienne et les forces américaines ont entamé des opérations de nettoyage et d’occupation de la ville de Karabilah, à proximité de Husaybah, non loin de la frontière syrienne’, a affirmé un fonctionnaire de l’armée une fois que les opérations ont commencé. »

Une autre maquette d’article, rédigée le même jour, décrit la capture d’un rebelle, fabricant de bombes, à Bagdad. « Si les citoyens et les forces de sécurité irakiennes collaborent étroitement, l’Irak finira par éradiquer pour de bon le terrorisme de ses frontières », conclut cette maquette.

On ne sait pas si ces deux maquettes ont fini par être publiées par des journaux irakiens.

Le débat sur la manipulation de l’information par le Pentagone connaît d’ailleurs un incessant succès depuis qu’il a été lancé, c’est-à-dire peu après les attentats du 11 septembre.

En 2002, le Pentagone a été forcé de fermer son Office of Strategic Influence (Bureau des Influences stratégiques), instauré l’année précédente, après que des rapports eurent filtré, prétendant que le bureau avait l’intention d’imposer de fausses informations aux médias internationaux.

Durant une bonne partie de l’année 2005, un groupe de travail du département de la Défense a essayé de mettre au point une politique sur le rôle exact des opérations d’information en temps de guerre. Les fonctionnaires du Pentagone disent que le groupe doit encore résoudre la question, souvent litigieuse au sein même du département, concernant les limites entre les questions publiques de l’armée et les opérations d’information.

Le Lincoln Group, anciennement connu sous l’appellation Iraqex, est l’une des nombreuses compagnies louées par l’armée américaine pour mener à bien les « communications stratégiques » dans des pays où d’importants effectifs de l’armée américaine sont stationnés.

Une partie du travail du Lincoln Group en Irak est très publique, telle cette campagne animée de service public sur la télévision irakienne qui montre surtout les civils irakiens tués par des mines routières disposées par les rebelles.

Cette année, outre son contrat avec l’armée en Irak, le Lincoln Group a décroché un contrat majeur avec les Commandement américain des Opérations spéciales, cantonné à Tampa, afin de développer une campagne stratégique de communications en collaboration étroite avec les troupes des opérations spéciales cantonnées partout dans le monde. Le contrat est de 100 millions de dollars et couvre cinq années, bien que les fonctionnaires de l’armée américaine aient déclaré qu’il n’étaient pas du tout sûrs que le Pentagone allait dépenser le montant total de ce contrat.

Mazzetti a transmis ses informations depuis Washington et Daragahi depuis Bagdad.