Sur l’Appel Palestinien au boycott d’Israël. Entretien avec Nihad Biqa’i.

Interview de Nihad Biqâ’î *

septembre 2005

Propos recueillis par Jamalat Abu-Youssef

Traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier

Pouvez-vous nous présenter le contexte sous-jacent à l’appel au boycott d’Israël, lancé récemment, qui a été entériné par un certain nombre d’organisations, d’associations et d’institutions palestiniennes ? (cliquer ici pour voir l’appel et les signataires)

Cet appel comporte trois exigences fondamentales : le boycott d’Israël, le désinvestissement d’Israël et l’imposition de sanctions à Israël. Cet appel intervient après la longue impuissance de la société internationale à exercer une pression sur Israël afin de le contraindre à mettre en application les principes du droit international. Durant ces dernières années, la société civile, dans beaucoup de pays de par le monde, a connu des campagnes de boycott d’Israël et d’imposition de sanctions à ce pays, ainsi que de retraits d’investissements effectués en Israël. C’est ce qui a conduit à percevoir la nécessité de faire passer ces initiatives, qui prenaient le plus souvent un caractère individuel (car les mécanismes collectifs étaient encore inexistants) à un stade supérieur. Il s’imposait de faire entendre la voix de la société civile palestinienne à ce sujet, et de développer des stratégies adaptées qui soient à même, à leur tour, d’une part de répondre aux initiatives internationales et qui soient au niveau du combat national des Palestiniens en vue de la réalisation de leurs droits légitimes, d’autre part.

Quelles mesures ont-elles été prises après la publication de cet appel ?

Afin de réaliser des choses concrètes, nous avons besoin de beaucoup d’effort. L’appel comporte à ce stade 171 signatures, recouvrant des fédérations, des réseaux, des syndicats, des ONG. Au plan des mesures concrètes ultérieures, nous allons nous concentrer, au cours de ce mois, ou des deux mois à venir, sur la collecte de nouvelles signatures à l’appel, afin que le plus grand nombre possible d’institutions civiles palestiniennes le signe. Nous avons suscité une réunion, au début du mois d’août dernier, afin de définir des stratégies de travail ultérieures, en vue de la poursuite de l’action et j’indique à ce propos qu’il est indispensable d’instituer une instance de coordination qui soit à même de mener la campagne de boycott, de désinvestissement et d’imposition de sanctions à Israël tant au plan palestinien qu’au plan international. De même, une telle instance de coordination aura à étudier plus avant les spécifications du boycott, le rôle des différents partenaires concernés et les réponses convaincantes à apporter aux questions qui ne manqueront pas d’être soulevées. Partant, il nous faut nous adresser aussi bien à la rue palestinienne qu’aux populations du monde. Nous sommes conscients du rôle très important que peut jouer la société civile palestinienne sur le plan international en ce qui concerne cette question, d’autant plus que cette action ne pourra qu’ajouter beaucoup de légitimité à la lutte internationaliste pour la Palestine, et afin que la société civile palestinienne ne reste pas cantonnée à l’écart de l’action et de l’influence internationales, mais qu’elle devienne, au contraire, un vecteur essentiel d’un vaste mouvement international appelant au boycott, au désinvestissement et aux sanctions imposés à Israël, à l’instar de l’expérience sud-africaine à l’époque de la lutte internationale contre l’apartheid.

Voilà pour l’action au niveau international... Que se passe-t-il au niveau national, quelles mesures concrètes seront-elles prises, en Palestine ?

Nous avons organisé un atelier de travail à Beït Sahur, en juin dernier, auquel ont participé des organisations civiles fédérées dans l’Initiative de Défense de la Palestine et du Golan Occupés, dont fait partie le centre Badil [1] Cet atelier de travail a précédé l’appel au boycott, et avec la participation d’experts d’Afrique du Sud et d’Europe, il a étudié cette question sous ses différents aspects. Avant cela, la fédération mentionnée avait réussi à faire inscrire la question du boycott à l’ordre du jour du forum social mondial de Porto Alegre en janvier dernier. Le succès remporté par la fédération lors du forum a résulté d’une série de rencontres préparatoires, en Palestine et à l’étranger, après qu’il soit devenu une habitude d’inviter les organisations palestiniennes à ces forums d’une manière individuelle, ce qui avait pour effet que leur influence se limitait au cadre du forum quasi- automatiquement, en raison du très grand nombre de participants et du très grand nombre de points à l’ordre du jour de ces forums mondiaux. Au cours du dernier forum social, OPGAI a réussi à imposer l’agenda palestinien en ce qui concerne le boycott, le retrait des investissements et l’imposition des sanctions et ce succès a été couronné par l’adoption de toutes ces revendications dans les déclarations finales des mouvements sociaux et du forum de lutte contre la guerre, les deux principaux rassemblements au forum social. D’une manière générale OPGAI a porté l’appel au boycott au cours des derniers mois écoulés en Palestine et a contribué à mettre au point l’appel du 9 juillet, marquant le premier anniversaire de la décision de la Cour Internationale de Justice de La Haye sur l’illégalité de la construction du mur raciste de séparation. Il a ensuite été décidé de lancer une campagne préliminaire à la publication de cet appel par la fédération, campagne préliminaire confiée à la Campagne palestinienne pour le boycott universitaire et culturel d’Israël (basée à Ramallah), ainsi qu’à Ittijâh, l’Union des Associations arabes, sise à Haïfa. [2]

Quelles sont les actions futures prévues, toujours au niveau palestinien ?

Dans les prochains mois, on définira l’instance coordonnatrice qui sera chargée du suivi de tout ce qui a trait à la campagne de boycott, de désinvestissement et d’imposition de sanctions. En effet, sans instance de coordination, l’action serait dispersée et anarchique. Cette instance de coordination sera constituée d’institutions choisies parmi les 171 organisations signataires de l’appel, chargées du suivi de la campagne. Dans un deuxième temps, on cherchera à élargir le nombre des signataires : nous n’avons nullement l’intention de nous en tenir à 171 ! Nous ambitionnons de faire de cette décision de boycott, de désinvestissement et d’imposition de sanctions à Israël le mot d’ordre de la rue palestinienne : il n’y a aucune ambiguïté à cet égard et l’ensemble de la société civile palestinienne appelle la société internationale à ce boycott, à ce désinvestissement et à ces sanctions. Par la suite, sont envisagées la tenue d’un congrès populaire, éventuellement à Bethléem, ainsi que la réalisation d’études et d’analyses de données en vue du développement de stratégies et de mesures ponctuelles concernant le boycott, le désinvestissement et l’imposition de sanctions. Le thème de cette campagne fait encore l’objet de larges consultations ; notre projet futur devra être plus précis, plus ciblé.

La société civile palestinienne - notamment sous l’aspect de sa dépendance des financeurs extérieurs - n’est pas sans présenter quelque ambiguïté. De plus, on entend des rumeurs sur le retrait de telle ou telle signature, soit spontanément soit sous influence, et l’on sait que les grandes organisations, les « Empires », ont leurs conditions et l’on sait aussi qu’il faut en passer par leur diktat. Ceci a-t-il affecté la campagne que vous nous décrivez, et, si oui, de quelle manière ?

Il faut avant toute chose reconnaître que la réalité des ONG palestiniennes n’est pas immunisée contre les humeurs des différentes instances donatrices. Le rôle de l’USAID [3] est clair à ce propos. Je fais ici allusion à l’USAID en tant qu’exemple limite, cette organisation imposant précisément ses stratégies à travers les ONG palestiniennes. Mais, en dehors de l’USAID, il y a beaucoup de financeurs, en particulier des gouvernements de pays riches qui ont leur agenda propre et qui visent, à travers leurs financements, à faire passer ces agendas politiques. Concernant les éventuels retraits de signature, aucun ne s’est produit après la signature de l’appel, mais ce qui s’est produit, en revanche, c’est le fait qu’une institution palestinienne a beaucoup hésité avant de décider si elle allait signer l’appel. D’un côté, il y avait une forte poussée populaire appelant au boycott et d’un autre côté il y avait les « donateurs » : cette institution palestinienne s’est retrouvée en mauvaise posture, prise en sandwich. Elle signa l’appel, dans un premier temps, mais elle a demandé à être retirée des signataires avant la publication de l’appel : il était très clair que le problème auquel cette institution était confrontée était ni plus ni moins qu’un problème avec son financeur, et donc le problème de ses propres ressources... Beaucoup de grandes institutions représentatives ont signé l’appel : différents syndicats et associations féminines, des centres culturels et la plupart des fondations palestiniennes, dans les différentes localités et dans la diaspora. En pratique, la plupart des secteurs du peuple palestinien ont été concernés par cet appel et cela a, en soi, créé un élan populaire et une pression sur beaucoup d’organisations, afin de leur demander de signer. D’une manière générale, la seule exception notable est le cas particulier que nous avons mentionné. A ce jour, il est évident que la position de la société civile palestinienne est très clairement en faveur du boycott, et c’est une décision irrévocable, après la publication de l’appel signé par les 171 organisations, auxquelles de nombreuses autres sont venues se joindre. Au cours des prochains mois, le problème du financement sera réglé définitivement. Cet appel aura été une tentative réussie de démontrer que les donateurs ne sauraient nous imposer leur agenda, ni à nous, ni au cours choisi par la lutte du peuple palestinien et il aura apporté également la preuve que nous ne saurions demeurer les otages d’un quelconque financement conditionnel.

Est-il possible de se libérer totalement des conditions imposées par les donateurs ? Chacun sait qu’ils disposent de nombreuses armes et de multiples instruments qui leur permettent d’exercer une pression sur les organisations et, au final, de les plier à leurs conditions : on sait, notamment, ce qui s’est passé avec l’institution culturelle Al-‘Anqâ’ [Le Phénix] de la ville d’Hébron, qui n’a pas pu ouvrir un compte à la Banque Arabe parce que son nom avait été couché sur une liste d’institutions « indésirables ». On sait que la Banque Arabe est celle qui encaisse les versements extérieurs « le plus facilement et au moindre coût » (comme le dit son slogan commercial), contrairement aux banques situées en territoire « palestinien ». Alors, quel était donc le problème ? L’institution Al-‘Anqâ’ n’avait pas signé un document diffusé par l’USAID, document dans lequel les institutions demandeuses d’aide devaient s’engager à condamner le terrorisme... Ne pensez-vous pas que ces instruments et ces moyens de contrôle risquent d’influencer le sérieux des positions prises par ces organisations, en particulier en ce qui concerne leur signature de l’appel en question ou des prises de position et initiatives similaires ?

Les difficultés auxquelles les ONG palestiniennes sont confrontées, du fait du comportement des donateurs, sont grandes et on ne saurait les sous-estimer. On peut peut-être même prédire quelle sera l’ampleur des défis que nous aurons à relever à l’avenir, en particulier si nous décidons d’adopter une stratégie palestinienne claire et nette, que nous aurons tracée nous-mêmes, telle la définition d’une stratégie future de lutte à partir de notre situation particulière, en tant que Palestiniens. Je ne saurais sous-estimer l’importance du financement et des financeurs, en particulier en ce qui concerne les grands financeurs, tels les gouvernements, qui généralement n’offrent d’aide que conditionnelle. L’expérience a montré comment le financeur a pu, par le passé, influencer sur les politiques de toutes nos institutions et comment il a exercé une influence sur l’action desdites institutions. Malgré cela, l’appel est devenu une réalité convaincante sur le terrain : il s’agit d’une exigence de la société civile palestinienne, prise dans sa globalité.

Il y a beaucoup d’institutions que l’on appelle « les Empires » en raison de l’importance de leur budget, qui ont signé l’appel au boycott. Lorsqu’on découvre ces signatures, on ne peut manquer d’avoir un peu peur ; on craint pour la pérennité de cet appel et de cette campagne... On doute de son sérieux, aussi, car on peine à imaginer les responsables de ces Empires renonçant à toutes leurs prébendes et à tous leurs privilèges, obtenus en monopolisant de très importantes sources de financement. Ces gens-là n’ont pas pu renoncer à ces privilèges du jour au lendemain, donc ils n’ont pas pu signer un communiqué appelant à une prise de position radicale, dont on pourrait presque dire qu’il comporte une « orientation terroriste » , vu du point de vue d’un financeur . Tout naturellement, cela suscite des craintes : qu’en pensez-vous ?

Ce communiqué est une initiative courageuse, sans précédent au niveau des ONG (palestiniennes). Je pense - j’en suis même persuadé - que tous les signataires de l’appel sont conscients du fait que cet appel aura des suites qui ne seront pas nécessairement bénéfiques pour eux, et il est possible que leur signature interfère négativement sur leur financement ou crée d’autres effets négatifs pour eux, à l’instigation des instances donatrices, mais les organisations signataires de l’appel assumeront elles-mêmes leurs responsabilités face aux éventuelles conséquences négatives de leur signature. Il convient d’indiquer à ce propos que les signatures apposée sur cet appel expriment l’adhésion d’un très grand nombre d’organisations du peuple palestinien (petites et de grandes), ce qui suffit en soi à donner une grande force tant à l’appel qu’aux organisations qui y souscrivent, appelant au boycott d’Israël, au désinvestissement d’Israël et à l’imposition de sanctions à Israël.

Cet appel aura peut-être un écho et un effet sur le plan international. Mais quel sera son impact sur le plan national, c’est-à-dire : en Palestine et dans la diaspora palestinienne ? Par exemple ; que feront les organisations travaillant dans le secteur agricole, en particulier les grandes institutions, pour affronter l’étouffement des fermes et de l’agriculture palestiniennes résultant de l’inondation du marché local par des productions non palestiniennes, à chaque saison de production ? Nous avons désormais l’exemple des fruits d’été : organisera-t-on une campagne nationale pour soutenir l’exploitant palestinien, au moyen du boycott des fruits et légumes [israéliens] imposés au marché local, alors qu’ils abondent localement, cela, à seule fin de détruire l’agriculture et les exploitations agricoles palestiniennes ?

L’appel exprime des exigences populaires palestiniennes collectives, et il exprime ces exigences vis-à-vis de qui ? De la société internationale. Bien que nous espérions que cette question sera la première des priorités des différentes organisations parties prenantes, la décision leur appartient, en définitive. Inutile de dire que le travail en vue du boycott d’Israël diffèrera d’une organisation à l’autre, et c’est là quelque chose de naturel. Il est évident, par exemple, qu’une organisation juridique telle que la Campagne palestinienne de boycott de la culture et des universités israéliennes apportera à la campagne une contribution plus importante qu’une organisation plus spécialisée dans une cause ou une population déterminée, comme les femmes, l’agriculture ou encore la santé. Mais, à travers cet appel, nous avons voulu que l’objet du boycott concerne tout le monde, qu’il englobe l’agriculture, les femmes, les ouvriers, les avocats et les ingénieurs, tout le monde... Quoi qu’il en soit, je souhaite réitérer qu’à travers cet appel, il est possible de constituer un vaste rassemblement collectif, grâce aux ONG, afin de faire face aux politiques des donateurs et à leurs conditions et de proposer des alternatives économiques sur le terrain. Parallèlement à cela cet appel est une sorte de message, fort et clair, qui exprime ce qu’est la position collective réelle du peuple palestinien : peut-être ce fameux donateur comprendra-t-il alors enfin que cet appel incarne la réalité du terrain et peut-être s’y mesurera-t-il en tant que donnée de fait, l’affrontement avec lui devenant dès lors un affrontement collectif. Les signatures de plus de 171 institutions apposées à cet appel auront nécessairement plus de poids qu’un appel signé par une dizaine d’institutions seulement...

Pourquoi les organisations ou les partis politiques n’ont-ils pas signé cet appel de leur propre nom ?

Ceux qui en ont pris l’initiative ont préféré que cet appel ne puisse être utilisé par une quelconque organisation politique et qu’il ne puisse prendre une couleur politique déterminée, car, sait-on jamais, une organisation aurait pu dire que cet appel était de sa propre initiative, ou faire entrer le sujet dans une sorte de surenchère politique. En réalité, notre lecture et notre compréhension de la carte politique palestinienne nous ont incités à éviter de nous enferrer dans cette problématique et nous avons été d’avis de limiter le communiqué aux organisations et aux syndicats, en excluant les partis politiques. Malgré cela, la première signature qu’ait reçu l’appel est celle des forces nationales et islamiques : il s’agit d’une instance coordinatrice regroupant tous les partis, les factions et les organisations politiques actives en Palestine et, par conséquent, dans la pratique, les partis politiques sont parties prenantes à l’appel. Nous comprenons l’importance du rôle des partis politiques dans le mouvement social interne et nous sommes conscients du fait que la traduction concrète de l’appel exige une coordination avec les organisations et les factions politiques.

D’après vous, cet appel exprime-t-il bien les revendications générales du peuple palestinien, où qu’il se trouve ?

L’appel a recueilli des signatures en provenance des divers lieux de dispersion de la diaspora palestinienne, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, des Palestiniens de l’intérieur d’Israël (= de 1948), et il y a aussi des signatures de Palestiniens de Syrie, du Liban, de Jordanie, du Golan, ainsi que d’Europe et des Amériques. Il y a aussi des organisations qui sont en réalité des fédérations comportant plusieurs organisations dispersées dans plusieurs pays, comme l’Union américaine pour le Droit au retour, qui fédère des dizaines d’organisations défendant le droit au retour des réfugiés palestiniens. Ce communiqué s’avère exprimer les revendications palestiniennes, et il ne connaît aucune limitation ni aucune exclusion géographique.

Qu’en est-il de la relation entre la société civile palestinienne et la société civile mondiale, ou encore le mouvement altermondialiste, en particulier à l’occasion des congrès et des forums propres à cette mouvance ? Vous avez fait allusion au fait qu’une fédération est née lors du forum social de Porto Alegre. Or, en raison de l’expérience que je puis avoir de ce type de rassemblement, tout particulièrement en ce qui concerne la Palestine, j’ai pu observer constamment que certaines personnes parlent de la Palestine et monopolisent l’expression de la position palestinienne, alors que ces personnes n’ont aucun rôle significatif en Palestine ni dans le domaine de la lutte des Palestiniens. Quelle est la relation avec ce mouvement, ou avec les mouvements de solidarité avec le peuple palestinien, au plan mondial ?

Je le redis : nous accueillons tout rôle et toute instance se solidarisant avec le peuple palestinien et avec son juste combat. Néanmoins, il convient que cela n’outrepasse pas la question de la solidarité et que cela n’aille pas jusqu’à une certaine tutelle condescendante. Au forum de Porto Alegre, nous avons essayé de faire entendre notre voix : nous avons insisté sur le fait que nous sommes plus que quiconque à même de comprendre quels sont nos problèmes. Nous avons notre projet propre et, en tant que Palestiniens, nous sommes les plus légitimes à exprimer notre cause et à l’expliquer en fonction d’une logique consciente, rationnelle et réfléchie et nous pouvons déterminer notre propre stratégie sans la tutelle et sans le prêchi-prêcha de quelconques gouvernements, de quelconques financeurs, voire même de quelconques associations de solidarité...

Quelle sorte de relation entretenez-vous avec les mouvements pacifistes israéliens ? Je soulève cette question, car on assiste à beaucoup d’actions que l’on pourrait qualifier d’actions de normalisation avec l’occupant, ou d’actions qui s’en rapprochent fort. Or, en l’absence d’un discours palestinien combattant sur l’arène mondiale, la position palestinienne a perdu ses conditions, voire même ses fondamentaux en ce qui concerne la détermination des relations avec l’occupant. Comment peut-on faire le distinguo entre ce qui relève de la normalisation avec l’occupant « colonialiste » et ce qui ressortit à l’action de solidarité ?

Tout d’abord, il faut affirmer que la société civile palestinienne se doit d’être ouverte à toute solidarité, sans égard pour les ethnies, les races, les identités et autres appartenances. Mais ceci signifie au premier chef que ce sont les Palestiniens qui définissent leur projet et leurs stratégies. De plus, l’axe de la solidarité devra être fondé sur la reconnaissance de la totalité des droits des Palestiniens. En ce qui concerne la normalisation, ou les contacts avec des mouvements israéliens, comme vous l’avez mentionné, tout partenaire israélien voulant construire une relation avec la partie palestinienne peut être accueilli et cette relation peut être consolidée. Mais à la condition expresse que ce partenaire reconnaisse totalement l’ensemble des droits nationaux légitimes et à satisfaire du peuple palestinien. On ne saurait accepter, ni a fortiori consolider, une telle relation (qui, dans ce cas, relèverait à juste titre de la qualification de « normalisation ») dès lors qu’elle serait fondée sur les chicaneries et le marchandage au sujet des droits nationaux du peuple palestinien, sur la base de la recherche d’un règlement fondé sur l’obtention de « solutions moyennes » en matière de droits ( !). Je souhaite indiquer ici que l’exemple du Dr. Sari Nusseïbéh, qui a pris une initiative personnelle, alors qu’il était responsable du dossier de Jérusalem à l’OLP, et qu’il est actuellement président de l’Université de Jérusalem - son initiative a été connue, par la suite, sous l’intitulé d’ « initiative Nusseïbéh - Ayalon » (Ayalon étant le nom d’un général israélien avec lequel Nusseïbéh est tombé d’accord sur la formulation de cette initiative qui repose sur un bradage du droit au retour des réfugiés palestiniens, en « échange » de ce que d’aucuns ont osé appeler un « Etat », et qui n’est en réalité qu’un groupe de cantons disjoints et cernés de toutes parts), et qui est l’esprit du pacte de Genève qui l’a suivie, dont les épigones sont Yasser Abed Rabbo et Yossi Beilin. Ces initiatives ont fait un flop au niveau du peuple palestinien et elles ont été combattues par toutes les diasporas palestiniennes. Il n’en reste que la prétention de leurs initiateurs palestiniens qu’elles représentaient des tentatives pour créer un choc dans une société israélienne en glissement continu vers la droite. Cela, sans prendre aucunement en compte le prix exorbitant que le peuple palestinien devait acquitter pour la création de ce « choc », quand bien même ce prix eût-il englobé la renonciation aux droits les plus fondamentaux pour lesquels le peuple palestinien se bat sans discontinuer depuis des décennies... Quant à l’idée de créer un « choc positif », sur laquelle ils s’appuient, il ne s’agit en réalité que de la création d’un choc en retour, c’est-à-dire d’un choc dans la société palestinienne, car ces initiatives ont créé beaucoup de controverses. La direction officielle palestinienne considère que ces initiatives relèvent de la liberté d’expression et du pluralisme des opinions, alors que dans toutes les formes de démocratie existant dans le monde, la liberté personnelle d’un citoyen ne doit en aucun cas empiéter sur la liberté des autres : comment pourrait-il en être ainsi, dès lors que ces initiatives renoncent aux droits individuels et collectifs de millions de Palestiniens ? Ne s’agit-il pas là d’un abus patent contre la démocratie ?

Donc : que faire ? Quel est le projet, grâce auquel nous pouvons réaliser nos objectifs nationaux, qui ont été définis en nous basant sur ce que le peuple palestinien a connu, jusqu’ici, en raison de la réalisation du projet colonialiste sionisto-impérialiste en Palestine, depuis plus d’un demi-siècle - ces objectifs qui ont été définis ainsi : retour inconditionnel et total des réfugiés, totale autodétermination et totale libération ? L’OLP est-elle aujourd’hui à même de mener à bien une telle tâche ?

Il est clair qu’il y a une grande ambiguïté en ce qui concerne l’Organisation de Libération de la Palestine [OLP]. En effet, Oslo nous a produit un rejeton : l’Autorité Nationale Palestinienne [ANP]. A notre très grand regret, cette Autorité s’est substituée à l’OLP dans beaucoup de prérogatives, c’est ce que je considère personnellement comme une énorme erreur dans laquelle la direction palestinienne est tombée ou dans laquelle elle s’est laissé entraîner. L’OLP aurait dû demeurer le cadre représentatif premier, exprimant les intérêts de l’ensemble du peuple palestinien, l’ANP constituant l’instance gérant les affaires courantes des régions palestiniennes confiées à sa gestion sous l’empire des accords d’Oslo. Mais ce qui s’est produit, c’est que le rôle de l’OLP a été gelé dans la période post-Oslo. D’une manière générale, l’OLP a conquis sa légitimité de représentante du peuple palestinien (la légitimité de son existence en tant que peuple dont les droits nationaux ont été confisqués), et il convient que le peuple palestinien exploite cette légitimité nouvellement acquise et qu’il n’entre pas dans de nouveaux labyrinthes, tel la recherche, ou la création de toutes pièces, de nouveaux cadres alternatifs. Pour moi, la réactivation de l’OLP implique que cette organisation se charge d’exercer une pression populaire sur la direction palestinienne officielle. Il est évident que l’ANP, aujourd’hui, ne peut pas exprimer les intérêts de l’ensemble des enfants du peuple palestinien, en particulier pas dans la diaspora palestinienne, pas dans les camps de réfugiés, ni chez les Palestiniens restés en Israël en 1948. La pression populaire palestinienne sur la direction palestinienne n’a pas suffi, jusqu’à ce jour, pour une reconstruction de l’OLP qui soit susceptible d’amener le peuple palestinien, dans son ensemble, à recouvrer ses droits.

Il semble impossible de faire changer la position officielle de la direction palestinienne. Et il est peu probable qu’elle soit sensible à la pression populaire (au demeurant : dans quel sens ?)... et peu probable, par conséquent, qu’elle réactive l’OLP. Qu’en pensez-vous ?

Il est tout à fait évident que les priorités de la direction palestinienne aujourd’hui diffèrent de celles du peuple palestinien et aussi de son humeur, dès lors que les priorités de la direction palestinienne se déplacent sur l’orbite des missions imparties à l’ANP, missions qui ont leur temps et leur espace géographiques précis et limités, tandis que les priorités de l’immense majorité du peuple palestinien s’éloignent de ces priorités que seule l’OLP peut exprimer. L’OLP appartient à l’ensemble des enfants du peuple palestinien ; ce mouvement est né, et il s’est développé, grâce au sang de milliers de martyrs palestiniens. Il n’est la propriété privée ni de Mahmud Abbas ni de qui que ce soit. De plus, le jeu en vaut la chandelle. Nous échouerons peut-être, mais nous ne pouvons pas dire que la tentative est vouée à l’échec avant même de l’entreprendre. De même, la société palestinienne n’est pas encore parvenue au stade d’exiger la réactivation de l’OLP de manière spectaculaire.

Existe-t-il un mouvement pacifiste en Israël ? Ce mouvement (s’il existe) peut-il faire quelque chose au sujet du boycott, de l’imposition de sanctions et du désinvestissement ?

L’expression « mouvement pacifiste israélien » est une expression fondamentalement israélienne, qui a été internationalement adoptée, puis, enfin, adoptée par les Palestiniens eux-mêmes. Le concept d’un mouvement pacifiste israélien est cohérent avec la nature sioniste colonialiste de la société israélienne, en ceci que ce mouvement ne représente aucunement l’alternative, ni le contraire, du tissu politique sioniste. Ce que l’on appelle le mouvement pacifiste palestinien appelle à la recherche d’un règlement pacifique entre deux camps qu’il considère équilibrés entre eux et sur un même plan. Alors que, sur le terrain, dans la réalité, telle n’est pas la réalité : l’un des deux camps, auquel ce mouvement pacifiste appartient, est un occupant qui viole des droits tandis que l’autre camp ploie sous le joug de l’occupation et lutte en vue de sa libération. Il en découle que l’équation établie par le camp israélien de la paix est fondée sur le fait que l’équation de la négociation de paix se solde, en permanence, à l’avantage d’Israël, et partant, quand on examine si cette négociation est compatible avec l’ensemble des droits que l’on concède aux Palestiniens au détriment d’autres droits, il semble que ces droits ne sont pas compatibles avec les intérêts d’Israël en tant qu’Etat juif. La compréhension que nous avons d’un mouvement pacifiste est fondée, au premier chef, sur le principe de sa reconnaissance inconditionnelle de tous les droits du peuple palestinien et de l’absolue nécessité qu’il ne découle pas d’une logique de bradage de certains droits contre certains autres, à seule fin de garantir la judaïté d’Israël. En effet, la majorité des organisations parties prenantes à ce qu’il est convenu d’appeler le camp israélien de la paix ne soutiennent pas, par exemple, le droit au retour des réfugiés palestiniens, car ce retour contrarie les considérations démographiques israéliennes, relatives à sa pérennité en tant qu’Etat juif. Il en découle que tout Palestinien, selon cette logique, représenterait une source de menace - tout du moins sur le plan démographique - pour la pérennisation du projet sioniste en Palestine, et non plus une personne jouissant de droits et d’aspirations personnelles et collectives. Partant, le règlement du conflit que ce camp recherche incessamment est basé, fondamentalement, sur le principe de la « séparation raciale », c’est-à-dire sur le fait de donner aux Palestiniens un territoire doté des fonctions apparentes d’un Etat, mais qui contraint leur existence matérielle et leurs horizons sociaux.

Quelles sont les relations entre les mouvements pacifistes israéliens et le processus d’Oslo ?

Ce qu’il est convenu de dénommer « processus d’Oslo » a sauvé le mouvement pacifiste israélien d’une véritable impasse, en son temps, car ce mouvement a toujours recherché un partenaire, dans une négociation portant sur un projet fondé sur la séparation [entre les deux peuples ; palestinien et israélien]. Mais ce qui s’est produit, par la suite, c’est que la direction palestinienne est devenue l’otage de ce mouvement visant à persévérer dans l’application de l’accord (d’Oslo), voire même à y progresser. En même temps, ce que l’on désigne comme la coalition palestinienne de la paix devenait la copie conforme, le « partenaire » de positions de compromis fondés sur la séparation raciste prônée par le camp israélien de la paix. Les mouvements pacifistes israéliens ont - malheureusement - réussi à opérer une percée dans la « rue palestinienne », via la coalition palestinienne de la paix, et à imposer partiellement leur agenda politique sur les plans tant international que palestinien. Dans ce contexte, je ne pense pas que la coalition palestinienne de la paix ait un quelconque fondement véritable, du type : « il existe un partenaire ». En vérité, je pense que l’ensemble du projet national palestinien contemporain est un projet de paix cohérent. De plus, le peuple palestinien, qui lutte pour sa liberté et son retour chez lui, dans ses maisons dont il a été chassé, que toutes les composantes et tous les secteurs de ce peuple palestinien tendent la main à la paix, comme ils l’ont toujours fait, depuis le début du conflit. Quant à parler d’un camp de la paix qui serait une résultante élitiste, éloignée de la rue palestinienne, ce n’est ni plus ni moins qu’une tentative de jeter de la poudre aux yeux. Partant, je vois un besoin urgent d’éclaircir le rôle de ces mouvements, sur les plans palestinien et international. En particulier, dans le contexte que nous avons évoqué, nous n’avons pas besoin de ces mouvements qui s’adressent au monde en tant qu’exerçant une tutelle sur les intérêts du peuple palestinien, les Palestiniens n’ayant plus qu’à obéir à leur agenda politique (je parle ici des mouvements pacifistes israéliens). De même, ce qu’on appelle le camp palestinien de la paix doit dépasser l’âge de la tutelle israélienne et interagir avec le mouvement pacifiste israélien sur la base du partenariat et de l’égalité / réciprocité. Car le mouvement palestinien est, dans son ensemble, un combat en vue du recouvrement de ses droits et du rejet de toute tutelle. Ceux qui veulent être solidaires du combat que mène ce peuple ne doivent ni lui imposer de quelconques conditions, ni abolir une partie de ses droits. L’agenda palestinien doit être tracé par des mains palestiniennes, constamment, et définitivement. En ce qui concerne le boycott, nous ne comptons pas beaucoup sur les différents secteurs de la société israélienne, en particulier pas sur ce qu’il est convenu d’appeler le camp israélien de la paix. Ce sujet restera limité à un nombre réduit de militants opposés, par principe, au sionisme.

* Nihâd Biqâ’î est le coordonnateur de l’unité des recherches, des informations et du contentieux juridique de l’organisation Badîl, Centre Palestinien des sources du droit de la citoyenneté et des réfugiés. www.badil.org

[1] OPGAI : Occupied Palestine and syrian Golan heights Advocacy Initiative. Regroupement de 9 ONG palestiniennes.

[2] ITTIJAH : Union des Associations Civiles Arabes, réseau d’ONG palestiniennes agissant pour l’organisation indépendante et la défense des droits des Palestiniens vivant dans l’état d’Israël. www.ittijah.org

[3] USAID : U S Agency for International Development, agence dépendant du gouvernement des USA chargée du financement de programmes humanitaires et de développement conformes aux intérêts de la politique impérialiste dans les pays concernés.