La commandante d’Abou Ghraïb fustige l’administration Bush. Par Marjorie Cohn.

La commandante d’Abou Ghraïb fustige l’administration Bush

Marjorie Cohn

Août 2005

http://www.truthout.org/docs_2005/printer_082405Z.shtml#1

Traduit par J-M. Flémal

« J’ai longtemps hésité à parler parce que cette administration est terriblement rancunière. Mais, aujourd’hui, je vais le faire (…) Toute personne affirmant la vérité et confrontée à cette administration ou à Rumsfeld ou au Pentagone se retrouve finalement soit sans emploi, soit sans situation, sacquée, relevée de ses fonctions ou sévèrement châtiée. Sa carrière est terminée. »

Le général de brigade de réserve Janis Karpinski, était chargée de l’abominable prison d’Abou Ghraïb, en Irak, quand les photographies des tortures, aujourd’hui célèbres, ont été prises à l’automne 2003. Elle fut réprimandée et rétrogradée au rang de colonel en raison de son incapacité à diriger correctement les gardiens de la prison. Karpinski est l’officier le plus haut en grade à avoir été sanctionné pour maltraitance de prisonniers.

Le 3 août 2005, j’ai interviewé Janis Karpinski. Lors de la déclaration publique la plus complète qu’elle ait faite à ce jour, Karpinski détricote toute l’opération militaire américaine en Irak au moyen de révélations surprenantes.

Lorsque Karpinski fut affectée à Abou Ghraïb, « l’histoire était complètement différente de celle qu’on nous racontait aux Etats-Unis. L’affaire échappait à tout contrôle. Il n’y avait pas assez de soldats. Personne n’avait l’équipement qui convenait. Les hommes circulaient à la ronde dans des véhicules non blindés, dont certains n’avaient même pas de portières. (…) Ainsi, sachant qu’ils étaient mal équipés et mal préparés, ils les lancèrent quand même dans l’aventure, tout simplement parce que ces deux généraux à trois étoiles désiraient leur quart d’heure de gloire, je suppose. »

Karpinski dit que le général Shinseki informa Rumsfeld de ce qu’il «  ne pouvait gagner cette guerre, s’ils insistaient par envahir l’Irak, il ne pouvait gagner cette guerre avec moins de 300.000 hommes ». Rumsfeld, prétend-on, ordonna à Shinseki de réduire ses exigences et de trouver un moyen de le faire avec 125 ou 130.000 hommes, mais Shinseki revint à la charge en disant qu’ils ne pourraient faire ce boulot avec ce nombre d’effectifs. « Et que fit Rumsfeld ? » demande Karpinski avec emphase. « Si vous ne pouvez vous mettre d’accord avec moi, je vais trouver quelqu’un d’autre qui le fera.  » Il fit de Shinseki un canard boiteux à toutes fins pratiques et fit venir Schoonmaker. Et ce fut Schoonmaker qui obtint le boulot. Il déclara : «  Oh ! Bien sûr, Monsieur, que nous pouvons le faire avec 125.000 hommes !  »

Karpinski dit qu’elle ne savait rien des tortures pratiquées dans les blocs cellulaires 1-A et 1-B à Abou Ghraïb, parce que cela se faisait la nuit. Elle ne vivait pas à Abou Ghraïb et personne n’avait le droit de circuler la nuit, à cause des conditions routières particulièrement dangereuses. La première fois qu’elle entendit parler de tortures, ce fut le 12 janvier 2004. Elle n’eut jamais le droit de parler aux gens qui avaient travaillé dans l’équipe de nuit. Elle « fut informée par le colonel Warren, l’officier JAG [Gestion des Affaires journalières] du général Sanchez, de ce qu’ils ne dépendaient pas de moi, qu’ils n’étaient pas sous ma surveillance et que je n’avais pas du tout le droit de les voir ».

Quand Karpinski s’informa : « Qu’est-ce que c’est, cette histoire de photographies ? », le sergent répondit : « madame, nous avons entendu parler de photos, mais je n’ai aucune idée de ce que cela peut être. Personne n’a de détails et, Madame, si quelqu’un sait quelque chose, personne n’en parle. » Quand Karpinski demanda à voir les registres, le sergent dit que la Division des Enquêtes criminelles avait tout ramassé sauf quelque chose attaché à un piquet à l’extérieur du petit bureau qu’ils utilisaient.

«  C’était une note signée par le secrétaire à la Défense Rumsfeld, autorisant une brève liste, peut-être de 6 ou 8 techniques : utilisation des chiens, positions contraignantes, musique forte, privation de nourriture, maintien des lumières allumées, enfin, tout ce genre de choses  », déclare Karpinski. « Et un message manuscrit de l’autre côté, de la même écriture, en fait, que la signature, et cette signature était celle du secrétaire Rumsfeld. Et cela disait : ‘Assurez-vous que tout ceci se fasse !!’ avec deux points d’exclamation. Et c’était la seule chose dont ils disposaient. Tout le reste avait été confisqué.  »

Karpinski essaya d’obtenir des renseignements, mais « personne ne savait rien, personne – du moins, c’est ce qu’ils prétendaient. Le commandant de la compagnie, le capitaine Reese, était en larmes dans mon bureau et me dit à plusieurs reprises qu’il ne savait rien du tout, rien de rien, ajouta-t-il. Mais dans un compromis qu’il accepta plus tard après la parution du rapport Taguba, le capitaine Reese dit que, non seulement, il était au courant, mais qu’on lui avait dit de n’en pas informer ses supérieurs hiérarchiques, et que c’est le colonel Pappas qui lui avait donné cet ordre. Et il prétendit qu’il avait vu le général Sanchez sur place, là-bas, à plusieurs reprises, et qu’ils assistait à la torture de certains des détenus sous sécurité. »

La première fois que Karpinski eut quelques éclaircissements sur les photographies, ce fut le 23 janvier 2004. L’enquêteur criminel, le colonel Marcelo, entra dans le bureau de Karpinski et lui montra les photos. «  Quand j’ai vu les photos, j’ai été au tapis  », dit Karpinski. « Réellement, le monde échappait à tout contrôle quand je vis ces photos, parce que c’était tellement éloigné et étranger à ce que je pouvais imaginer. Je pensai que certains soldats, peut-être, avaient pris certaines photos de prisonniers derrière les barbelés ou dans leur cellule ou quelque chose dans le genre. Je ne pouvais imaginer la moindre chose du genre de ce que je vis sur ces photos. »

Marcelo lui dit : « Madame, je suis censé vous dire, après que vous aurez vu les photos, que le général Sanchez veut vous voir dans son bureau.  » Ainsi donc, Karpinski se rendit chez Sanchez. Elle dit : « Avant même de voir les photos, je préparais les phrases que je prononcerais au cours d’une conférence de presse – pour être franche, pour être honnête, à propos de cette histoire, qu’une enquête est en cours et qu’il y a certaines déclarations à propos des sévices infligés à des détenus. »

Mais Sanchez dit à Karpinski : « ’Non, absolument pas. Vous ne pouvez discuter de cela avec personne, absolument personne.’ Et j’aurais dû savoir, à ce moment-là  », ajouta-t-elle, « et je sais que Sanchez espérait sa 4e étoile en guise de promotion, même à cette époque, en janvier 2004. Et je pensai que cela devait probablement avoir trait en grande partie avec les élections qui se pointaient en novembre 2004 et que cela pouvait certainement chasser l’administration de la Maison-Blanche, si la chose était exploitée. Ainsi, naïvement, je pensai tout simplement, vous savez, ils vont laisser cette enquête suivre son cours et ils vont la traiter de la façon dont il convient de la traiter.  »

Karpinski dit, cependant : « La vérité a été découverte, mais elle a été étouffée et elle n’a pas été révélée avec les résultats de l’enquête.  » Elle dit encore : « McClellan et Rumsfeld peuvent monter sur leurs grands chevaux et dire qu’il n’y a pas eu moins de 15 enquêtes sur l’affaire. Mais chacune de ces enquêtes est sous le contrôle du secrétaire à la Défense. Et chacune de ces enquêtes est menée et dirigée par une personne qui peut perdre son boulot sous la poigne de Rumsfeld.  »

« Nous ne saurons jamais la vérité tant qu’ils ne désigneront pas une commission indépendante ou qu’on n’examinera pas cette affaire en toute indépendance », assure Karpinski. « Ceci concerne des instructions délivrées avec la pleine autorité et connaissance du secrétaire à la défense et, probablement, de Cheney aussi. Je ne sais pas si le président était impliqué ou pas. Je m’en fiche, tout ce que je sais, c’est que ces instructions ont été communiquées à partir du bureau du secrétaire à la Défense, à partir du Pentagone, via Cambone, via Miller, à Abou Ghraïb.  »

Karpinski décrit ce qui s’est passé quand le général Geoffrey Miller est arrivé à Abou Ghraïb : « la différence la plus marquée, ce fut lorsque Miller s’amena en visite. Il se présenta tout juste après la visite de Rumsfeld (…) Et il déclara qu’il allait utiliser le modèle de Guantanamo Bay pour "normaliser" les affaires à Abou Ghraïb. »

« Ces techniques de torture étaient appliquées et mises en pratique à Guantanamo Bay et, naturellement, nous disposons aujourd’hui d’un tas de preuves qu’elles étaient également utilisées en Afghanistan  », dit Karpinski. Bien que Miller ait juré qu’il n’était que « conseiller », il dit à Karpinski qu’il voulait Abou Ghraïb. Karpinski répondit : « Il ne m’appartient pas de vous céder Abou Ghraïb. C’est du ressort de l’ambassadeur Bremer. La prison va être restituée aux Irakiens.  » Miller répondit : «  Que non !Je veux ces installations et Rick Sanchez m’a dit que je pouvais disposer de toutes les installations que je voulais. » Karpinski dit : « Manifestement, Miller détenait les pleins pouvoirs de quelqu’un, vous savez, comme Cambone ou Rumsfeld à Washington, DC.  »

Le représentant de Miller, le général Fast, remit la prison à la brigade des renseignements militaires qui en assurerait le commandement et le contrôle complets, dit Karpinski. « Il n’y avait pas de coordination ni avec moi ni avec le colonel Pappas. Il n’y eut pas de discussion à propos de la chaîne de commandement. »

Au début, Abou Ghraïb hébergeait des criminels irakiens. Bien que nombre de "détenus de sécurité" fussent gardés à Abou Ghraïb, la plupart des interrogatoires avaient lieu dans un bâtiment de détention de meilleure qualité, à Bagdad même, prétend Karpinski.

L’armée exerce une discrimination à l’égard des réservistes en général et des officiers féminins en particulier, dit Karpinski. « C’est vraiment un réseau de vieux garçons », dit-elle. « Que l’enfer se déchaîne ou que l’eau déborde, ils maintiendront le statu quo. » Alors qu’on en faisait le bouc émissaire des tortures d’Abou Ghraïb, dit Karpinski, personne au-dessus d’elle, dans la chaîne hiérarchique, n’a été réprimandé.

Karpinski révèle qu’il n’y avait « pas de plan de soutien  » parce qu’« il y avait un tas d’entrepreneurs - exclusivement américains - qui comprenaient qu’ils pouvaient se faire un tas de pognon en Irak. » Parmi les Autorités provisoires de la Coalition, Karpinski voyait «  une corruption sans précédent – des millions de dollars étaient empochés par les entrepreneurs. Tout se faisait sur base de transactions cash, à l’époque  », dit-elle. « Vous introduisiez une demande – littéralement, vous ameniez une demande au bureau des Finances. Si l’officier payeur reconnaissait votre visage et que vous lui demandiez 450.000 dollars pour payer un entrepreneur pour qu’il se mette à l’ouvrage, ils vous avançaient directement ces 450.000 dollars. Pas de contrôle !  »

Parlant de la guerre, Karpinski dit : « L’irak était un énorme pays et quand vous voyez que des gens disent souvent, aujourd’hui : ‘Il peut avoir été un dictateur, mais nous étions mieux avec Saddam’, cette administration devrait en tenir compte. Et, à certain point, vous devez dire : ‘Arrêtez le train, parce qu’il a complètement déraillé. Comment allons-nous l’arrêter ?’ Mais dans un effort pour faire cela ; vous devez admettre que vous avez fait quelques erreurs et cette amdinistration ne veut justement pas admettre la moindre erreur que ce soit !  »

Janis Karpinski n’est plus dans l’armée. Elle écrit un livre qui sera publié par Miramax en novembre. En avril, elle a reçu une lettre formulaire du Chef de l’armée de réserve, « m’avertissant – je dis bien, m’avertissant –de ne pas parler d’Abou Ghraïb et que toute l’affaire était toujours sous enquête. » Elle reçut alors une lettre disant qu’il « comprenait que j’écrive le livre et que je devais lui transmettre la transcription pour examen ».

« Et mon avocat a répondu tout simplement en lui disant que j’étais une simple citoyenne et que je ne tombais pas sous ses exigences, ce qu’il devait reconnaître parce que c’est vrai ? Je ne suis pas ignorante et je ne vais pas révéler la moindre information classée dans tout ce que j’écris », ajoute Karpinski, « mais je n’en ai pas besoin, parce que la vérité est la vérité et qu’elle n’a pas à être classée. C’est décidément renversant, mais la vérité est la vérité. »