Une constitution qui ne signifie rien pour les Irakiens ordinaires. Par Robert Fisk.

Une constitution qui ne signifie rien pour les Irakiens ordinaires

Robert Fisk

The Independent, 15 août

Traduit de l’Anglais par Julien Salingue. Mes excuses pour les imprécisions éventuelles. JS.

Derrière des murailles de béton et des fils barbelés, les architectes de la nouvelle Constitution irakienne luttaient hier [le 14 août ndt] pour empêcher (ou pour provoquer) le partage fédéral de l’Iraq, tandis que leurs compatriotes, dans les rues suffocantes et fétides, ne faisaient preuve d’aucun intérêt pour leurs efforts.

Aujourd’hui [le 15 août ndt], on est supposé être le « C-day », à en croire le Président Bush et tous ceux qui ont envahi illégalement l’Iraq en mars 2003. Cependant, dans le « vrai » Bagdad, là où ni le Président, ni le Premier Ministre, ni les membres du comité constitutionnel ne mettent les pieds, les gens vous posent des questions sur la sécurité, l’électricité, l’eau, la fin de l’occupation, la fin des assassinats, la fin des viols.

Ils parlent, assez facilement, de la « faillite » du gouvernement Jaafari, si allègrement élu par les Chiites et les Kurdes en janvier dernier. « Faillite » car il n’est pas capable de protéger son propre peuple. « Faillite » car il n’est pas capable de rebâtir sa propre capitale (qu’il peut apercevoir au travers des meurtrières percées pour les mitrailleuses dans les murs d’enceinte), et car il n’est pas capable de comprendre, à plus forte raison de satisfaire, les revendications de la « rue ».

Dans l’Iraq d’Alice au pays des merveilles de Messieurs Mush et Blair (habitée également par le gouvernement élu, les rédacteurs de la Constitution et quelques journalistes occidentaux), il n’y a pas de tels problèmes. L’air conditionné fonctionne (il y a des générateurs pour fournir de l’énergie en permanence), et presque tous les officiels ont des palaces au cœur de la l’hyperprotégée « Zone verte » qui était auparavant l’enceinte du Palais de Saddam Hussein. Pas de coupure d’énergie pour eux, pas besoin de faire la queue pour obtenir du carburant, pas de kidnappings ou de meurtres.

Comme me le disait hier un Universitaire irakien de retour d’un séjour à Paris et à Bruxelles : « Les Européens appréhendent la situation par le prisme de la Zone verte. Ils ne savent même pas que le reste de l’Iraq (à l’exception du Kurdistan) est plongé dans l’anarchie et la mort. L’un d’entre eux m’a demandé : Pensez-vous vraiment que le fédéralisme est un danger pour les Sunnites ? Je lui ai répondu : Pensez-vous que la peur permanente de la mort est un danger pour les Chiites, les Sunnites et les Kurdes ? Son visage est devenu blême. Ce n’était pas de cela dont il voulait parler. Mais c’est ce dont nous avons parlé  ».

Les quelques Irakiens qui se donnent le mal de lire la presse gouvernementale à Bagdad (dont le faible tirage révèle le même phénomène d’incrédulité que celui qui existait sous Saddam Hussein) sont informés de toutes les subtilités du débat constitutionnel. On s’est mis d’accord sur le nom de l’Etat (la République irakienne), sur la distribution des ressources financières en fonction des zones de peuplement plutôt que des provinces (mauvaise nouvelle pour les Kurdes) et sur le fait que l’Islam sera « une » des sources de la législation (mauvaise nouvelle pour ceux qui souhaitent l’établissement d’une république islamique).

Il y a un « comité constitutionnel » et une « commission constitutionnelle » (comprenant 55 députés élus) avec 15 Sunnites non-élus (car la population sunnite a largement boycotté les élections de janvier dernier), chaque comité est divisé en 5 sous-comités, chacun étudiant un chapitre de la Constitution. Les vrais rédacteurs de cet imposant document (on prétend qu’il y aurait parmi eux au moins deux professeurs d’Université) demeurent anonymes pour « raisons de sécurité ». Ils vivent tous dans l’hypersurveillée « Zone verte », à l’abri (plus ou moins) des insurgés et, plus important, à l’abri des Irakiens ordinaires qui doivent subir la violence de l’occupation US, l’oppression des insurgés et la menace quotidienne de la criminalité de masse organisée.

Tout le monde sait quelle est la vraie question derrière la Constitution : va-t-elle permettre aux 3 principales communautés irakiennes (les Chiites, les Sunnites et les Kurdes) de former leurs propres Etats fédéraux ? Les Sunnites, les seuls des trois dont les foyers ne se trouvent pas près des réserves de pétrole, sont naturellement contre une telle division qui permettrait, par la même occasion, aux Etats-Unis et aux autres puissances occidentales, qui prétendent toujours avoir libéré l’Iraq pour la « démocratie », de conclure des contrats pétroliers avec deux entités affaiblies plutôt qu’avec une potentielle nation irakienne unie.

Ajoutez à tout cela la revendication du Kurdistan qui veut que la future composition démographique de Kirkouk (la population arabe implantée par Saddam, la population kurde exilée de la ville par Saddam et la minorité turkomane) soit dressée avant l’écriture de la Constitution, et vous comprendrez pourquoi même les Etats-Unis commencent à perdre patience. Les Kurdes veulent que la ville de Kirkouk, riche en pétrole, soit la capitale du Kurdistan (un Etat qui existe déjà bien qu’aucun Irakien ne semble prêt à l’admettre) et donc déplacent plus loin la frontière entre l’Iraq « arabe » et l’Iraq « kurde ».

Le problème, c’est que toutes ces questions ne se posent pas en Iraq mais dans le monde d’Alice au pays des merveilles décrit plus haut. C’est un endroit unique dans lequel on prédit en permanence que le procès de Saddam Hussein va se dérouler dans deux mois (cela s’est produit au moins 4 fois), dans lequel la reconstruction de l’Iraq est en permanence en passe de recommencer et dans lequel les insurgés sont en permanence en train de s’affaiblir.

En fait, la guérilla irakienne attaque maintenant les Américains 70 fois par jour et les officiers US ont tellement peur d’une augmentation des attaques que c’est la principale raison pour laquelle ils ont essayé d’empêcher la publication de 87 photographies et enregistrements vidéo récents des tortures et des abus de la prison d’Abu Ghraïb.

Dans le vrai Iraq, tout cela ne fait aucune différence. Pour la « rue », Saddam fait partie du passé, il n’y a pas de reconstruction et les obscénités d’Abu Ghraïb ne provoquent pas de grande surprise (car la plupart des Irakiens savaient tout cela des mois avant que l’Occident n’ouvre ses yeux horrifiés devant les photos).

Il en va de même pour la Constitution. J’ai demandé hier à un vieil ami irakien ce qu’il en pensait. « C’est sûr, c’est important » m’a-t-il dit. « Mais ma famille vit dans la crainte des kidnappings, j’ai peur de dire à mon père que je travaille avec des journalistes, nous n’avons de l’électricité qu’une heure sur six et nous ne pouvons empêcher notre nourriture de se gâter dans le frigidaire. Le fédéralisme ? Tu ne peux pas manger le fédéralisme, tu ne peux pas l’utiliser pour faire le plein de ta voiture et il ne fait pas marcher ton frigidaire ».