Nadia McCaffrey, mère de la « victime 848 » en Irak, raconte.

Nadia McCaffrey, mère de la « victime 848 » en Irak, raconte

Inge Van de Merlen

Il m’a téléphoné d’Irak : « Je ne sais pas ce que nous fabriquons ici, m’man ! »

Comment Patrick s’est-il retrouvé en Irak ?

Nadia McCaffrey. Avant que mon fils ne soit envoyé en Irak, il dirigeait une entreprise en Californie. Mais il avait été tellement choqué par les attentats du 11 septembre 2001 que, le lendemain, il décidait de s’engager dans la Garde nationale. Ce corps a pour mission d’intervenir dans toutes les catastrophes et situations de crise possibles sur le territoire américain. Patrick s’est engagé comme militaire de week-end dans une unité qui assure le soutien technique des formes armées et intervient en cas de crise.

Il voulait se rendre utile afin d’aider les civils au cas où une nouvelle catastrophe devait frapper l’Amérique. Mais il ne s’était jamais attendu à se retrouver dans une zone de guerre à l’étranger. Depuis la Seconde Guerre mondiale, son unité n’a plus été engagée à l’étranger. Quelques jours après le 11 septembre, Bush a toutefois modifié la législation en douce. C’est ainsi que Patrick est devenu le premier soldat du 579e Bataillon de Génie de la Garde nationale à perdre la vie en Irak. Aujourd’hui, il est enregistré officiellement comme « victime 848 ».

Ce n’est que peu de temps avant son départ qu’il s’est rendu compte qu’il avait de fortes chances d’être engagé en Irak. Avant cela, il espérait se voir confier des tâches de sécurité dans une centrale nucléaire de l’Utah.

Quelle a été sa réaction quand il a appris qu’il allait être engagé en Irak ?

Nadia McCaffrey. Il est devenu très sombre. Alors que Patrick a toujours été quelqu’un de très gai. En fait, il rigolait tout le temps. Après la nouvelle, son rire a disparu. Il me l’a annoncée un jour qu’il était seul avec moi. Il ne voulait pas y aller, disait-il, mais il n’avait pas le choix, l’accord avait été signé. Même si le gouvernement avait modifié la loi, il restait en service. Dans la période qui a précédé son départ, il espérait quand même pouvoir réaliser de bonnes choses en Irak et aider les gens. Je lui ai demandé ce qu’il ferait si, par autodéfense ou pour protéger quelqu’un, il était forcé de prendre la vie d’un autre être humain. Il n’a jamais pu me répondre à cette question.

Tout récemment, nous avons reçu de nouvelles informations sur les circonstances précises de sa mort. Lors de l’attaque, alors qu’il était déjà blessé, il s’est encore jeté comme bouclier sur le soldat qui a été tué en même temps que lui. Une enquête plus fouillée a révélé que Patrick n’avait pas eu le temps de riposter, comme on l’avait d’abord prétendu. Au cours de l’incident, on avait entendu des détonations de M16. Patrick en portait un, mais les enquêteurs ont établi par la suite que les coups de feu provenaient d’un troisième soldat qui a survécu à l’attaque. Il avait tiré en l’air pour appeler à l’aide.

Comment avez-vous réagi, quand vous avez su qu’il serait incorporé en Irak ?

Nadia McCaffrey. En moi-même, j’avais comme un pressentiment. Comme une mère peut en avoir. J’étais sans voix, je ne pouvais tout bonnement rien dire. Je ne voulais pas le vexer, non plus, je voulais le respecter. Mais, toute ma vie, j’ai été une pacifiste et Patrick le savait.

Le fait de savoir que votre fils allait être envoyé à la guerre a-t-il modifié votre vision de la guerre ?

Nadia McCaffrey. Non. Toute ma vie, j’ai condamné la guerre, celle du Vietnam aussi. Je suis née en France en 1945, peu après la Seconde Guerre mondiale. J’ai donc encore connu ses séquelles. Pendant la guerre, mes grands-parents ont aidé des juifs à se cacher et à s’échapper. Je me souviens encore d’une image, quand j’avais trois ans. Près de chez nous habitait une femme qui ne parlait pas français et qui ne pouvait aller nulle part. Elle s’occupait de moi et aidait dans le ménage. Elle cuisait toujours du pain dans un grand four en pierre. Un beau jour, elle est partie. C’était une réfugiée juive de Pologne.

Une fois qu’une guerre se termine officiellement, elle est encore loin d’être finie. En réalité, après 1945, la guerre s’est poursuivie. Tout était détruit, les familles dispersées. Après une guerre, la vie ne reprend pas son cours comme si rien ne s’était passé. Généralement, les Américains ne s’en sont pas aperçus. Depuis la guerre de Sécession, au 19e siècle, ils n’ont plus jamais vécu une guerre sur leur propre territoire. Les Américains ne peuvent comprendre ce que signifie une guerre, en réalité.

Que vous a dit Patrick de la guerre en Irak ? Quelles étaient ses impressions ?

Nadia McCaffrey. Il exécrait la guerre. Il n’a eu besoin que d’une semaine pour comprendre à quel point cette guerre reposait sur des mensonges. Il me téléphonait chaque jour et me disait : « Je n’ai aucune idée de ce que nous fabriquons ici, m’man. Nous n’aidons personne, ici, on ne construit rien. Les Irakiens ne veulent absolument pas de nous ici, ils veulent qu’on quitte leur pays. » Patrick avait très vite compris ce que signifie la guerre, dans la réalité. Il voyait les choses comme elles étaient.

Comment prenait-il la situation ?

Nadia McCaffrey. C’était très difficile pour lui. Patrick n’avait rien d’un militaire, ce n’était pas sa nature. Il prenait toujours la défense des faibles, des gens fragiles de la société. Après avoir reconnu la véritable nature de cette guerre, il voulait profiter au mieux de sa présence en Irak. C’est pourquoi il s’adressait aux enfants irakiens. Il essayait de les aider. Patrick a toujours beaucoup aimé les enfants. Il nous demandait souvent d’envoyer des paquets de bonbons et de jouets pour les petits Irakiens et il collectait les surplus de nourriture et de rations d’eau des soldats pour les distribuer aux gosses. En fait, il était interdit aux soldats de faire des cadeaux aux gosses, mais Patrick le faisait quand même.

Pour les autres soldats aussi, il était une sorte de refuge, de figure du père, surtout pour les plus jeunes. Par exemple, quand un des soldats ramassait un mauvais rapport, Patrick était là pour le défendre. C’est ainsi que, durant son séjour en Irak, il intervenait comme protecteur des autres soldats et des enfants irakiens. Ceux qui connaissaient Patrick le reconnaîtront bien là. Il savait s’y prendre avec tact avec les gens, parce qu’il aimait les gens. Il savait qu’il pouvait faire la différence.

Quelle influence ses témoignages ont-ils eu sur votre vision de la guerre ?

Nadia McCaffrey. Ma répulsion pour la guerre est devenue encore bien plus forte, bien plus intense. J’ai espéré très fort que cette guerre allait se terminer.

Comment avez-vous réagi en apprenant la mort de votre fils ?

Nadia McCaffrey. Ma vie s’est arrêtée. J’ai arrêté tout ce que je faisais avant sa mort. Je suis la fondatrice d’une asbl, « Changing the Face of Life » (Changer le visage de la vie). Pendant 20 ans, j’ai été volontaire pour aider des patients en phase terminale et leur famille. En Dans la région de San Francisco-Bay, j’ai formé plus de mille bénévoles dans l’accompagnement de personnes mourantes. Quand j’ai appris la mort de Patrick, je suis tout de suite devenue militante contre la guerre. Maintenant, je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour mettre un terme à cette guerre. Quand le cercueil de Patrick est arrivé à Sacramento, j’ai averti les médias. Le gouvernement avait strictement interdit la présence des médias lors du rapatriement des soldats morts, mais je les ai invités à être témoins du retour de mon fils. C’est ainsi que je suis devenue la mère qui a défié le gouvernement Bush. L’Amérique ne peut ni ne doit plus nier la guerre en Irak et ses conséquences. J’ai également éprouvé une forte pulsion à me rendre moi-même en Irak. Je voulais retrouver l’endroit où Patrick avait été tué. J’avais un sentiment très fort qui me disait de faire quelque chose absolument.

De quelle manière la mort de Patrick a-t-elle influencé votre attitude vis-à-vis du gouvernement Bush ?

Nadia McCaffrey. Je n’ai jamais été républicaine, je suis démocrate. Mais je ne reconnais même pas ce gouvernement comme étant républicain. Ce gouvernement ne représente rien de ce que signifie vraiment l’Amérique, car l’Amérique a des valeurs bien plus élevées. Mais l’Amérique d’aujourd’hui est maintenue dans les ténèbres. Les gens ne sont pas informés, ils sont isolés et contrôlés via la peur. Cela ne cadre pas avec notre constitution qui, en son temps, a été rédigée par le peuple et pour le peuple. Le gouvernement Bush ne respecte plus nos droits constitutionnels. Le « Patriot Act », en vertu duquel, désormais, les gens peuvent être arrêtés pour une durée indéterminée, sans raison et sans autre forme de procès, en est un bel exemple.

Quelles sont vos motivations les plus profondes pour militer au sein du mouvement contre la guerre ?

Nadia McCaffrey. Aussi bien la mort de Patrick que la guerre elle-même m’y poussent. Déjà que j’ai toujours été hostile à toute guerre. Mais, avec celle-ci, je le suis devenue encore plus. Je ne m’arrêterai plus, plus jamais. Je crois aussi que le chemin pour arrêter la guerre passe d’une personne à l’autre et de mère à mère, et pas via les gouvernements. Ce sont surtout les mères qui ont une tâche importante dans la lutte contre la guerre. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une alliance au niveau mondial contre la guerre. Nous, les gens, nous devons unir pleinement nos forces. Pour moi, les droits de l’homme sont la toute première priorité.

Pour vous, que signifie concrètement le militantisme contre la guerre ?

Nadia McCaffrey. Je sors de chez moi et je ne cesse de prendre la parole en public. Ce faisant, j’essaye de toucher les gens. Je parle des horreurs infernales qu’entraîne la guerre. La guerre doit avoir un visage. J’indique aux gens comment ils peuvent faire la différence, devenir une voix. C’est nous, le peuple, qui sommes le gouvernement ! En parlant de façon si intensive, je touche vraiment beaucoup de médias. Quand Patrick est revenu, son histoire a fait le tour du monde. On peut retrouver l’histoire de sa vie dans deux livres. C’est son message en faveur de la paix, de l’amour du prochain, de la sollicitude mutuelle, des valeurs familiales, du patriotisme, du courage, de la force et de la justice pour tous.

Je parle de mon fils, croyez-moi. Et je ne m’arrêterai pas avant d’avoir rendu mon dernier souffle. Pour l’instant, un prof de l’université de Berkeley écrit un bouquin sur Patrick et sur moi-même. Les gens me disent que je m’y prends d’une tout autre manière avec la mort de mon fils que les autres parents des soldats morts. Pour l’instant, je suis occupée à fonder une organisation d’aide aux femmes et aux enfants des territoires en guerre et occupés du Moyen-Orient. J’essaie avant tout de me servir de ma tragédie personnelle de façon positive, constructive.

Avez-vous un message pour les Européens ? Quelle est, selon vous, la chose la plus importante dans leur participation à la lutte contre la guerre ?

Nadia McCaffrey. Les protestations doivent être encore bien plus fortes et bien plus bruyantes. Le peuple américain a besoin des Européens. Tout le monde devrait comprendre que c’est notre avenir à tous qui est en jeu. Il ne s’agit pas uniquement des Irakiens. La guerre ne se limite pas qu’à l’Irak ou au Moyen-Orient. En fin de compte, c’est nous tous, qu’elle va toucher.