"Qu’avons-nous fait ?". Par Dahr Jamail.

Qu’avons-nous fait ?

Dahr Jamail

5 août 2005

Traduit par J-M. Flémal

Puisque, ces derniers jours, le sang des soldats américains continue à couler dans les sables brûlants de l’Irak, qu’au moins 27 soldats américains ont été tués et que le taux d’approbation envers la façon dont M. Bush traite la débâcle n’a jamais été aussi bas, le président s’est laissé aller à quelques commentaires, aujourd’hui, depuis le confort de son ranch de Crawford, Texas : « Nous maintiendrons le cap et nous achèverons la besogne en Irak. »

A deux heures de route à peine de là, à Dallas, je suis assis dans une salle bondée de vétérans du présent bourbier : la Convention nationale des vétérans pour la paix.

Quand on lui demande ce qu’il dirait à M. Bush s’il avait l’occasion de lui adresser la parole, Abdul Henderson, un caporal des Marines qui a servi en Irak de mars à mai 2003, respire profondément et déclare : « On entendrait deux chocs - le premier quand je le frapperais et le second quand il toucherait le sol. Je vois ce mec dans le bureau le plus prestigieux de la planète et ce mec dit : ‘Continuez !’ Un mec sur qui on n’a jamais tiré, qui n’a jamais vu les souffrances de personne et qui vient dire : ‘Continuez !’ ? Il agit comme un cow-boy dans un western (...). Ca me débecte.  »

Les autres vétérans qui l’accompagnent expriment leur approbation au fur et à mesure qu’il poursuit d’un air renfrogné... avec une colère rentrée.

L’un d’eux, Alex Ryabov, caporal dans une unité d’artillerie présente en Irak durant les trois premiers mois de l’invasion, demande quelque temps de réflexion pour formuler sa réponse à la même question.

« Je ne crois pas que Bush comprendra jamais combien de millions de vies lui et ses larbins ont ruinées dans leur quête furieuse d’argent, de gain et de pouvoir », dit-il. « Considérer le patriotisme du peuple américain comme allant de soi (...) le fait que ces gens (son administration) veulent mentir et s’excuser pour vous alors que vous continuez à tuer, à mutiler la jeunesse de l’Amérique et à ruiner d’innombrables familles (...) et tout ça, en s’arrangeant pour le faire tout en arborant un grand sourire.  »

Respirant une nouvelle fois profondément pour assurer son maintien, il poursuit comme s’il s’adressait directement à Bush : « Vous devez démissionner, prendre les milliards de dollars que vous avez faits sur le sang et la sueur des Américains en service (...) de toute la souffrance que vous nous avez amenée, et remettre tous ces milliards de dollars à l’Association des vétérans pour qu’on prenne soin des hommes et des femmes que vous avez envoyés à l’abattoir. Pourtant, tous ces milliards ne suffisent pas encore , même pour tenter de dédommager toutes les personnes qui ont été affectées par toute cette affaire. »

Ces nouveaux adhérents aux Vétérans pour la paix vivent activement la déclaration d’intentions de l’organisation après avoir fait le serment d’œuvrer avec les autres à accroître la conscientisation publique à propos des coûts de la guerre, à œuvrer à empêcher leur gouvernement d’intervenir, ouvertement ou en secret, dans les affaires internes d’autres nations et à veiller que justice soit faite aux vétérans et aux victimes de la guerre, entre autres buts.

Trois heures durant, je ne cesse de taper furieusement mon texte, en essayant de suivre les histoires que chacun de ces hommes a partagées... à propos des atrocités qu’ils ont vues ou commises quand ils étaient en Irak.

Camilo Mejia, un sergent d’état-major de l’armée qui, en mai 2004, a été condamné à un an de détention dans une prison militaire pour avoir refusé de retourner en Irak après un congé en famille, parle ouvertement de ce qu’il a fait là-bas :

« Ce à quoi tout cela revient, c’est à la réparation de ce qui a été fait là-bas. Je détournais des ambulances pour les empêcher de se rendre dans les hôpitaux, j’ai tué des civils, j’ai torturé des types... et j’en suis honteux. Une fois que vous êtes sur place, cela n’a rien à voir avec la politique... cela a à voir avec vous en tant qu’individu sur place et tuant des gens sans raison. Il n’y a pas de but et, maintenant, ça me rend malade d’avoir fait ces choses-là. Je n’arrêtais pas de me dire que j’étais là-bas pour mes copains. C’était un raisonnement bancal... parce que j’ai toujours fermé ma gueule et fait mon boulot. »

Mejia se met alors à parler en toute candeur de son refus de retourner là-bas.

« Il a fallu que je revienne chez moi pour ressentir à quel point tout cela était moche et que j’étais un lâche pour avoir mis mes principes de côté. J’essaie de racheter mon chemin vers le ciel... et ce n’est pas tellement ce que j’ai fait, mais ce que je n’ai pas fait pour arrêter ça quand j’étais là-bas. Ainsi, aujourd’hui, c’est une façon de tenter de défaire le mal que nous avons fait là-bas. C’est pourquoi je parle ouvertement et que je n’y retournerai pas. C’est un processus douloureux et nous sommes en plein dedans. »

Camilo Mejia d’insister rapidement ensuite sur le succès de son organisation et de ses compagnons. « Quand je suis retourné en Irak en octobre 2003, le Pentagone a déclaré qu’il y avait 22 AWOL (Absent WithOut Leave = absents sans permission). Cinq mois plus tard, ils étaient 500 et, quand je suis sorti de taule, ils étaient 5.000. Ce sont les chiffres du Pentagone concernant les militaires. Deux choses sont significatives, ici : leur nombre est passé de 500 à 5.000 en onze mois, et ce ne sont que les chiffres du Pentagone ! »

Alors que l’armée ne parvient pas à atteindre ses objectifs dans le recrutement prévu et que le désastre irakien s’enfonce chaque jour de plus en plus dans le chaos, tout ceci ne constitue qu’une maigre consolation pour les hommes ici présents qui ont payé le prix lourd qu’ils avaient à payer pour assister à cette convention. Ils continuent d’ailleurs à payer mais, dans un même temps, ils tiennent bon dans leur résolution de mettre un terme à l’occupation de l’Irak et d’aider leurs collègues de l’armée.

Ensuite, Ryabov entame le récit de son unité d’artillerie, laquelle a lancé des projectiles non appropriés, qui tombaient à une distance de 5 à 10 km des cibles programmées.

« Nous n’avions aucune idée de l’endroit où ces projectiles tombaient ni de ce qu’ils frappaient », dit-il tranquillement alors que deux des hommes se tiennent la tête entre les mains. « Aujourd’hui, nous en sommes venus à comprendre ces choses et nous tentons d’éduquer les gens afin de leur éviter de passer par les mêmes situations. »

Après avoir parlé du recours aux munitions à l’uranium, dont Ryabob déclare qu’on en a utilisé 300 tonnes lors de la guerre du Golfe de 1991, et 2.200 dans l’actuelle guerre, il ajoute : « On nous a envoyés dans un pays étranger pour faire donner de l’artillerie et tuer des gens... et cela n’aurait même pas dû se produire la première fois. Il est difficile d’expliquer par des mots l’ampleur d’une telle tragédie - la mort et la souffrance dans les deux camps. Je ressens le fait qu’une injustice grave a été commise et j’essaie de la réparer. Vous faites tout cela et vous revenez en pensant : ‘Qu’avons-nous fait ?’ Un jour, nous sommes passés à proximité d’un Irakien qui avait reçu une balle dans la cuisse. A côté de lui, deux autres agitaient des drapeaux blancs...Cet homme est probablement mort exsangue.  »

Harvey Tharp, qui est assis près de nous, a servi à Kirkuk. Sa situation là-bas - il était chargé de certains projets de reconstruction dans le nord de l’Irak - lui a permis de nouer pas mal de liens d’amitié étroits avec des Irakiens... et c’est ce qui le pousse à me demander de dire au plus grand nombre possible à quel point la culture du peuple irakien est une culture généreuse. Ses amitiés, apparemment, lui ont permis de comprendre beaucoup mieux la portée de la guerre.

« Ce que j’ai conclu l’été dernier, en attendant d’être transféré à la NSA, c’est que non seulement les raisons de nos présence là-bas étaient mensongères, mais que nous n’étions pas là non plus pour aider les Irakiens. Ainsi, en novembre 2004, j’ai déclaré à mon commandant que je ne pouvais participer à cela. Je devais être envoyé à Fallujah et il allait me commander de faire mon boulot. J’ai également choisi de ne pas y retourner parce que le bombardement de zones urbaines comme Fallujah constitue une violation des lois de la guerre en raison de la quasi-certitude de dommages collatéraux. En ce qui me concerne, au vu de cette profonde humanité que les Irakiens m’ont fait comprendre, je ne pouvais participer à ces opérations. »

Tharp poursuit en disant qu’il croit qu’il y a toujours des vétérans du Vietnam qui pensent que c’était une guerre nécessaire et il ajoute : « Je pense que c’est parce que cela tient leurs démons à distance, de croire que cette guerre est justifiée (...) c’est leur mécanisme de sauvegarde. Nous, Américains, avons à regarder en face cette vérité qui dit que tout cela est arrivé suite à un mensonge. Nous parlons parce qu’il nous faut parler. Nous voulons aider d’autres vétérans à raconter leur histoire à d’autres vétérans encore (...) afin d’empêcher les gens de se soûler jusqu’à ce que mort s’ensuive.  »

Quand on lui demande ce qu’il dirait à M. Bush s’il pouvait passer quelques instants en sa compagnie, lui aussi a besoin de réfléchir un bout de temps avant de lâcher : « Il est évident que l’Amérique moyenne commence à s’opposer à cette guerre et à se tourner contre vous (...) pour de bonnes raisons. La seule chose, me semble-t-il, qui arrêterait cette dégringolade inévitable que vous méritez, c’est un autre 11 septembre ou une autre guerre, disons, avec l’Iran, par exemple. Ils existe des signes très crédibles dans les médias montrant que nous sommes déjà dans une pré-guerre contre l’Iran. Ce que j’essaie de faire, c’est de trouver une position que les Américains peuvent adopter contre vous, mais je pense que les gens ont envie de dire ‘ne te hasarde plus à nous refaire le même coup’. Mon message au peuple américain est celui-ci : vous avez envie de repartir pour un tour avec ces mêmes types ? Sinon, il est temps maintenant de le leur faire savoir. »

Les hommes utilisent ce temps pour expliquer plus en détail pourquoi ils résistent à l’occupation illégale et il est malaisé de leurs poser de nouvelles questions quand ils surenchérissent sur ce qu’ils ont partagé mutuellement.

« Je ne voulais pas tuer d’autres âmes sans la moindre raison valable. C’est comme ça  », ajoute Henderson. « Nous tirions dans de petites villes (...) Vous voyez tout juste les gens courir, les voitures qui roulent, des types qui tombent de leur mobylette (...) tout ça, c’était triste, tout simplement. Vous êtes assis là, vous regardez dans vos jumelles et vous voyez des choses monter en l’air, puis vous pensez, mais, mon gars, ces gens n’ont pas d’eau, ils vivent dans le tiers monde et nos bombes sont tout bonnement occupées à les expédier en enfer. Des bâtiments explosent, les shrapnels déchirent les gens en lambeaux.  »

Tharp intervient pour ajouter : « La quasi-totalité de ce dont nous parlons, ce sont des crimes de guerre (...) des crimes de guerre, parce qu’ils sont commandés par notre gouvernement pour la protection de son pouvoir. C’est ma réponse, et c’est une réponse facile, pour ne pas devoir subir des PTSD (Post-traumatic stress disorder - trouble dû au stress post-traumatique) (...), mais la raison morale, c’est que je ne voulais pas être impliqué dans un crime contre l’humanité. »

Ryabov d’ajouter ensuite : « On nous a envoyés dans un pays étranger pour faire donner de l’artillerie et tuer des gens (...) et cela n’aurait même pas dû se produire la première fois. Il est difficile d’expliquer par des mots l’ampleur d’une telle tragédie - la mort et la souffrance dans les deux camps. Je ressens le fait qu’une injustice grave a été commise et j’essaie de la réparer. Vous faites tout cela et vous revenez en pensant : ‘Qu’avons-nous fait ?’  »

Michael Hoffman a servi comme caporal dans un corps des Marines qui a combattu à Tikrit et Bagdad et, depuis, il est devenu cofondateur des Vétérans de l’Irak contre la guerre.

« Personne ne veut tuer une autre personne et penser que c’est à cause d’un mensonge. Personne ne veut s’imaginer que son service a été effectué en vain », dit Hoffman.

Sa réponse à ce qu’il dirait à M. Bush est simple : « Je le regarderais droit dans les yeux et lui demanderais ‘pourquoi ?’ Et je le tiendrais là et l’obligerais à me répondre. Jamais il ne doit traiter avec chacun de nous en particulier, un par un. Je le défie de s’adresser à chacun de nous, comme ça, un par un, et de nous donner une réponse.  »

Hoffman d’ajouter ensuite : « Et que dire maintenant de la petite Irakienne de trois ans, qui est orpheline, à l’heure qu’il est, avec des cauchemars pour le restant de ses jours à cause de ce que nous avons fait ? Et les gens qui ont orchestré ça n’ont rien du tout à payer. Combien de fois mes enfants vont-ils devoir connaître ceci ? Notre seul choix, c’est de combattre cela afin d’essayer que cela ne se reproduise plus.  »

Un peu plus tôt, le même jour, M. Bush a déclaré : « Nous ne pouvons laisser ce travail inachevé, nous devons le mener entièrement à sa fin. »

Toutefois, Charlie Anderson, un autre vétéran de l’Irak, a des mots durs à l’adresse de Bush. Après avoir discuté de la façon dont la radioactivité ambiante à Bagdad est aujourd’hui cinq fois plus forte que le taux normal - l’équivalent de 3 radiographies à l’heure - il déclare : « Ce ne sont pas des accidents - l’UA [uranium appauvri], il est important que les gens comprennent ces choses, l’usage de l’UA et ses effets sont intentionnels. Ce sont des incidents qui ont été soigneusement préparés et orchestrés. »

Alors que tout le groupe acquiesce et que deux autres soldats se lèvent pour lui serrer la main, Andersen ajoute avec fermeté : « Tu nous as subvertis, tu as détruit nos existences, tu nous dois quelque chose. Je veux avoir ta démission dans ma main dans les cinq minutes. Qu’on me l’amène tout de suite, le p’tit George.  »


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