De retour d’Irak. Par Molly Bingham.

De retour d’Irak

Molly Bingham

8-05-2005

Louisville Courrier

Traduction : Grégoire pour libertes-internets.net

Discours de Molly Bingham, journaliste, lors d’une réunion à l’université du Kentucky. Bingham a été arrêtée en avril 2003 par des forces de sécurité américano-irakiennes et emprisonnée 10 jours à la prison d’Abou Ghraib. Après son expulsion elle est revenue en Irak pour terminer ses reportages pour le New York Times et le Guardian de Londres

Nous avons passé 10 mois en Irak, sur un reportage qui voulait tenter de comprendre qui sont les gens qui y combattent, pourquoi ils combattent, quelles sont leurs motivations, quand ont-ils ont rejoint la résistance, de quels milieux viennent-ils, quels sont leur métiers etc. Est-ce ce que ce sont d’anciens militaires, sont-ils irakiens ou étrangers ? Font-ils partie d’Al-Qaida ? Le reportage a été publié par Vanity Fair en juillet 2004 tandis que mon collègue Steve Connors en a tiré un film documentaire qui attend toujours pour trouver un diffuseur. Mais à la base notre motivation première était de penser qu’il était vraiment journalistiquement important de comprendre qui sont ces gens qui résistent à la présence de troupes étrangères en Irak. . Le simple fait de travailler sur ce reportage m’a fait réaliser beaucoup de choses sur mon travail et sur mon propre pays. Je voudrais partager certains d’entre elles avec vous :

Première leçon : La majorité des journalistes étrangers en Irak sont incapables de laisser leur nationalité et leurs préjugés au vestiaire. Une des choses les plus dures à faire pour moi lors de ce reportage a été de mettre de coté mon "Ego Américain" et d’écouter. Démarrer un reportage avec une montagne d’idées toutes prêtes n’est pas une bonne entrée en la matière et il a constamment fallu que je me morde ma langue, que je fige le sourire affecté sur mon visage et me force à continuer à écouter silencieusement une diatribe raciale ou religieuse qui me paraissait effroyable.

Deuxième leçon : Notre métier de journalistes nous a très mal préparés à ceci. Comme lors de la campagne d’opinion préalable à la guerre en Irak, le simple fait de s’interroger sur les décisions de notre gouvernement et sur les motivations réelles de son action est considéré comme anti-patriotique. L’autre chose que j’ai trouvée difficile à vivre était le fait que, alors que je pensais faire véritablement mon travail de journaliste, de nombreux autres journalistes (ainsi que d’autres personnes) mettaient en doute mon patriotisme voire s’offusquaient que je puisse ne serai-ce qu’envisager le fait qu’il puisse être intéressant ou important de tenter d’entendre ce que "l’autre coté" avait à dire.

Troisième leçon : Le simple fait de vouloir tenter d’éclairer un public américain sur les raisons de l’opposition irakienne est pratiquement considéré un acte de trahison. De la même manière, toutes les personnes impliquées dans la résistance a qui nous avons parlé nous tenaient individuellement responsables de leur sécurité. Si quelque chose leur arrivait après notre visite -- même s’il s’agissait de personnes recherchées de longue date par les militaires US -- la faute nous retomberait dessus. Et on nous tuerait. Nous avons vite compris que toutes les bases US sont étroitement surveillées par la résistance et qu’il ne fallait pas songer à tenter d’y aller pour recueillir le point de vue des soldats US sur leurs attaquants. Nous nous sommes dit qu’il y avait suffisamment de journalistes travaillant avec les soldats américains pour garantir que leur point de vue soit entendu. Mais en fait, c’était surtout que si les irakiens nous voyaient entrer et sortir des bases US, ils auraient vite fait de nous cataloguer comme espions et notre mort aurait été certaine.

N’oubliez pas que la Loi n’a aucune existence en Irak. Quand nous y étions, les militaires américains étaient la loi, et leur loi changeait tout le temps, ils improvisaient au fur et à mesure. Je suis certaine que s’ils avaient voulu nous faire "disparaître", nous donner une bonne leçon à coups de bottes dans un terrain vague ou même nous envoyer passer des vacances tous frais payés à Guantanamo sous prétexte que nous étions de mèche avec Al-Qaida, ils auraient facilement pu le faire, sans que cela fasse la moindre vague.

Si on regarde la presse de ces dernières semaines, il semblerait que les militaires des USA aient décidé d’emprisonner et/ou d’assassiner tout journaliste qui oserait tenter de couvrir le côté irakien de la résistance, et en effet un certain nombre de journalistes ont été tués par des troupes des USA alors qu’ils travaillaient en Irak. Pour l’instant ce sont avant tout les journalistes Arabes ou ayant un faciès d’arabe (ou parlant la langue arable et pouvant donc communiquer directement avec la population) qui sont visés (...).

Le journaliste du New York Times, Dexter Filkins rapporte une conversation qu’il a eue en Irak avec un commandant militaire américain juste avant notre départ. Dexter et le commandant étaient devenus copains, se voyaient régulièrement pour boire une bière et papoter. Vers la fin d’une de leurs conversations, Dexter a refusé une invitation pour le lendemain en expliquant qu’il était déjà pris car il devait rencontrer "un mec de la résistance." Le visage du commandant s’est durci et il a dit, "nous avons des consignes très claires pour les gens comme vous." Dexter a compris le message et il a décommandé son rendez-vous avec la résistance irakienne.

J’ai également remarqué que de nombreux journalistes américains traitent de "terroristes" les irakiens qui attaquent les troupes US ou leurs auxiliaires irakiens. Il est indéniable que certains groupes utilisent des méthodes terroristes, mais le fait d’utiliser la généralisation "terroristes" pour toute action de résistance rend stérile toute tentative d’honnête intellectuelle, toute volonté d’aller voir au-delà de ce mot à tiroirs, toute tentative de vouloir comprendre pourquoi des êtres humains peuvent être disposés à mourir dans une lutte violente afin d’atteindre leur but.

Les rejeter ou les dénigrer comme étant des "fous", des "sauvages" ou des "musulmans extrémistes" non seulement ne fait pas avancer notre compréhension de la situation, mais en plus dessert une éventuelle cause des Etats Unis. Si nous les citoyens Américains ne sommes pas capables d’essayer de comprendre qui nous attaque et pourquoi, nous continuerons à avancer dans la même ornière, et continuerons à regarder de loin l’incendie qui se propage.

Quatrième leçon : Les chiens de garde -- c’est à dire les rédacteurs en chef, les éditeurs et les représentants des groupes financiers des médias -- ne veulent surtout pas que leur journal tente d’expliquer pour quelle raison on pourrait bien s’opposer à la présence des troupes américaines sur son sol. Comment quelqu’un peut-il refuser la démocratie ? Comment peut on refuser la main secourable de l’Amérique qui vient renverser leur terrible dictateur ?

Je suis toujours surprise à quel point nous avons oublié notre propre histoire. Souvenez vous de notre propre révolution. Souvenez vous de nos Pères Fondateurs. Souvenez vous de ce qu’ils défendaient et ce pourquoi ils ont combattu. Souvenez vous de la façon dont, avec le temps, nous avons appris à nous améliorer, à améliorer notre propre constitution et gouvernement. Mais souvenez vous surtout que, dans notre histoire ce furent nous mêmes, notre volonté et notre détermination qui nous ont menés là où nous sommes aujourd’hui.

Cinquième leçon : Qu’est ce que l’on ressent quand on a peur de son propre pays ? Une fois mon reportage terminé et prêt à être publié, je me suis dépêché de rentrer aux USA, ne serais-ce que parce que, une fois le reportage publié, il aurait été très difficile voire dangereux pour nous de continuer à travailler en Irak. Dans l’avion du retour, je me suis surprise à avoir peur de mon propre pays. C’était un sentiment étonnamment étrange mais surtout terrible. Vous allez me prendre pour une paranoïaque, mais je dois vous avouer que les questions sur ce qui pourrait m’arriver à moi une fois en Amérique -- où je disposais quand même de plus de droits civiques qu’en Irak -- se croisaient dans mon cerveau. .

Je vais poser la question d’une autre manière : combien de journalistes américains, peut être moins solidement établis dans leur métier que moi, ont envisagé un jour de faire un reportage avant de se rétracter parce qu’ils sentaient qu’il touchaient de près quelque chose de gênant, qu’ils soulevaient des questions vis à vis du gouvernement américain ou de ses actions ? Combien fois la peur de voir des agents de police débarquer, fouiller notre maison, nous emmener pour interrogatoire, faire peur à nos enfants... combien de fois cette peur a t’elle été un facteur dans notre décision de ne pas poursuivre une histoire ? Combien de fois avons nous décidé de ne pas écrire un papier parce que nous avons pensé que cela pourrait nous attirer des ennuis ? Ou, plus probable, combien de fois notre rédacteur en chef a-t-il mis à la poubelle une histoire, tué une enquête pour les mêmes raisons ?

Dans ce pays nous avons encore la chance de jouir de libertés individuelles et nous avons encore les moyens, nous les journalistes de défendre les droits garantis par notre Constitution, de défendre les valeurs pour lesquelles tant de gens sont morts et qui nous sont si chères -- alors, pourquoi ne le faisons nous pas ? Est ce que nous avons peur ? Et si nous cédons à la peur, alors qui restera t’il pour défendre ces droits et ces valeurs le jour où on viendra nous dire qu’il faut y renoncer pour lutter contre les méchants ?

Il est temps de nous regarder dans le miroir et d’assumer la responsabilité de l’état dans lequel se trouve notre pays, de ce qu’est devenu notre pays et de ce qu’il fait. Au lieu de cela nous nous lamentons et prétendons être des victimes avant même que la répression s’abatte véritablement sur nous. Ou bien, est ce que je dois devenir "réaliste" et m’habituer à l’idée que tout ce que l’on m’a appris, tout ce que je tiens pour important, toutes les valeurs de liberté de nos Pères Fondateurs ne sont que futilités en temps de guerre ?