Lettre ouverte à Gilbert Achcar

Deux figures du mouvement anti-guerre international, Gilbert Achcar et Alex Callinicos, ont échangé plusieurs lettres suite à un article du premier sur les élections en Irak. Ils y débattent de la strétie étatsunienne, de la résistance irakienne et des tâches du mouvement anti-guerre. Nous reproduisons ici l’ensemble des textes du débat.

Remerciements à Jan Malewski et inprecor (www.inprecor.org).

Lettre ouverte à Gilbert Achcar

Par Alex Callinicos

Cher Gilbert, tu sais combien je respecte ton jugement en ce qui concerne la politique révolutionnaire en général et plus particulièrement la question du Moyen-Orient.

Tes écrits de ces dernières années ont été une source d’orientation majeure dans les méandres de la stratégie impérialiste. Ta " Lettre à un/e militant/e antiguerre passablement déprimé/e " est devenue un classique. C’est précisément pour ces raisons que j’ai lu ton article sur " Les enjeux des élections irakiennes " avec une consternation croissante.

Il est clair que, depuis plusieurs mois, la résistance irakienne, au sens large de l’éventail des forces opposées à l’occupation, est divisée sur la question de la participation aux élections : les hésitations du chi’ite radical Moktada al Sadr sur le sujet en sont un symptôme puisqu’il est un peu une girouette. (Il est intéressant de noter que l’Association des ulémas musulmans, qui a des liens avec les insurgés de ce que l’on appelle le triangle sunnite, vient de déclarer que son boycott des élections serait levé si les États-Unis fixaient une date pour leur retrait.)

Je suis d’accord avec toi lorsque tu dis que participer ou non à des élections sous occupation ou sous domination coloniale est une question purement tactique et non une question de principe. Mais c’est précisément pour cette raison que je n’apprécie pas le ton sans appel de tes arguments, qui ne saisissent pas la dynamique de la situation (1).

Tu écris que " les tentatives pour empêcher les élections et les priver à l’avance de légitimité ne peuvent que jouer en faveur de l’occupation états-unienne ". Il est vrai que ces élections ont été imposées à Bush et à Bremer par les manifestations de masse que le grand ayatollah chi’ite Ali Al-Sistani a appelées il y a presque un an. Mais les choses ont évolué depuis. Maintenant, chaque fois qu’un membre du régime fantoche montre des signes de faiblesse par rapport à la rébellion, c’est Bush, Blair et leur créature Iyad Allaoui qui insistent sur la nécessité de ne pas reporter les élections. Cela reflète le fait que les États-Unis ont développé une stratégie qui cherche à utiliser les élections pour légitimer l’occupation et exercer une pression pour que l’Union européenne et l’ONU s’impliquent davantage en Irak. L’idée que, comme tu le suggères, les offensives contre Nadjaf et Falloujah aient eu pour Washington le but de créer le chaos et de délégitimer les élections, me semble tout à fait fantaisiste.

Une dimension importante de la véritable stratégie américaine est de jouer de plus en plus sur la division entre chi’ites et sunnites. Je ne sais pas si tu as lu l’article de Charles Krauthammer publié il y a un mois, qui expliquait que ce n’était pas important que les sunnites votent ou non (après tout les États du Sud des États-Unis n’ont pas participé à l’élection présidentielle de 1864 pendant la rébellion contre le gouvernement) et demandait que les chi’ites se joignent à l’occupant dans sa lutte contre les rebelles, parce que c’est " leur guerre civile " (2). Bien qu’exagéré, cet argument est en prise avec la pensée de la Maison Blanche. Regarde par exemple le Financial Times du 8 janvier 2005, qui rapporte les propos de Bush disant que les élections allaient se dérouler parce que 14 des 18 provinces irakiennes étaient " relativement calmes " : " L’acceptation par le Président d’un taux de participation bas chez les électeurs sunnites en Irak reflète la volonté de l’administration Bush de faire en sorte que ces élections aient lieu. Donald Rumsfeld (...) a dit également que les résultats seraient considérés comme légitimes si les Irakiens pouvaient voter dans une majorité des provinces. En privé, les officiels américains disent qu’une participation de 30 % chez les Sunnites" serait acceptable. "

Étant donnée la position globalement désastreuse des Américains en Irak, la carte chi’ite est presque la seule qui leur reste (la dernière carte étant la stratégie israélienne de démantèlement du pays, mais je ne crois pas que Washington soit prêt à cela pour le moment). Permets-moi de citer de nouveau le Financial Times du 5 janvier : " Les États-Unis acceptent de plus en plus la perspective d’une victoire électorale des chi’ites. Colin Powell (...) a dit qu’il pensait que les chi’ites d’Irak "se tiendraient sur leurs deux jambes" même s’il y avait un accroissement de l’influence de l’Iran. "

Que l’option " la moins pire " actuellement pour l’administration Bush soit une assemblée dominée par un establishment chi’ite étroitement lié à ses contreparties au Liban et en Iran, c’est, en soi, un signe de leur faiblesse.

Mais cela signifie que les États-Unis ont intérêt à provoquer un conflit entre chi’ites et sunnites. Je ne doute pas que les groupes islamistes sunnites aient commis des attaques communautaristes en direction des chi’ites, des chrétiens, etc. et bien sûr nous devons les condamner. Mais je trouve très suspects certains incidents - par exemple les attentats anti-chi’ites commis avec des voitures piégées au sud de Bagdad et attribués à des militants salafistes. Confrontés à ce genre d’actions, on est en droit de se demander : à qui profite le crime ? Et de se souvenir de la longue et sanglante histoire de la CIA, du SIS et du reste des coups tordus de l’empire anglo-américain. Ce danger est très largement perçu : Ali Fahdi, un médecin irakien qui a aidé à la réalisation d’un film terrifiant qui vient d’être diffusé sur Channel Four ici en Grande-Bretagne, montrant la dévastation de Falloujah, dit que l’armée américaine a " accru les chances d’une guerre civile en utilisant leur nouvelle garde nationale de chi’ites pour liquider les sunnites à Falloujah " (3).

Dans ce cadre, nous devons simplement accepter que la résistance reste divisée sur la participation aux élections. Tu as peut-être raison quand tu dis que la participation sera très importante - elle l’a été en Afghanistan, même dans les régions où les Talibans sont actifs militairement. Mais les élections produiront-elles un régime démocratique légitime en Irak ? Non, pas plus qu’en Afghanistan. L’occupation continuera. Le régime fantoche restera en place. Cela signifie que si le vote populaire est relativement authentique en janvier, le mouvement antiguerre devra demander que les États-Unis et leurs alliés se retirent immédiatement, permettant ainsi à la nouvelle assemblée de choisir un gouvernement qui reflète réellement les aspirations du peuple irakien.

Mais cela ne signifie nullement que nous devons, comme tu le fais, soutenir la stratégie de Sistani comme étant " la stratégie la plus fructueuse jusqu’à maintenant dans la lutte contre l’occupation ". Tu ne peux pas justifier cela sur la base de ses projets authentiquement démocratiques : comme tu le notes, à sa façon, Sistani est tout aussi déterminé à mettre en place un État islamique que Khomeini, Ben Laden ou Zarqaoui. Mais plus que cela : rester spectateur alors que l’armée américaine détruisait Falloujah et massacrait nombre de ses habitants, est-ce vraiment une " stratégie fructueuse " ? Pourquoi n’a-t-il pas appelé à des manifestations de masse dans tout l’Irak pour exiger la fin de l’assaut sur Falolujah ? Ce manque de solidarité élémentaire a certainement " joué en faveur de l’occupation états-unienne ".

Bien que tu mentionnes " des attaques légitimes contre les troupes d’occupation ", la tendance principale de ton argumentation est de marginaliser la lutte armée contre l’occupation. Ainsi tu dis que " dans les pays occidentaux, où le mouvement antiguerre reste à construire urgemment, tout soutien sans distinctions à la "résistance irakienne" prise comme un tout est tout à fait contre-productif ". Qu’est-ce que cela veut dire ? En Grande-Bretagne, où existe un puissant mouvement antiguerre, nous sommes très clairs sur le fait que la Stop the War Coalition ne doit pas faire campagne en soutien à la résistance (dans le sens le plus étroit de ceux qui sont engagés dans la lutte armée) parce qu’elle cherche à unifier tous ceux qui, quelle que soit leur opinion politique, veulent la fin de l’occupation et le retrait des troupes occidentales. Nous avons eu quelque succès là-dessus : l’armée britannique rejette sur le mouvement antiguerre, et en particulier la campagne sans précédent des " Familles de soldats contre la guerre ", le déclin du recrutement (4).

Nous sommes donc d’accord que la plate-forme du mouvement antiguerre ne devrait pas inclure le soutien à la résistance armée à l’occupation. Mais qu’en est-il de l’aile gauche du mouvement antiguerre ? Tu insistes sur le caractère hétérogène de la résistance, mais tu vises surtout Al Zarqaoui. En cadrant la question de cette façon, j’ai bien peur que tu te rapproches dangereusement de Tony Blair, qui dit que, quelle que soit notre opinion sur l’invasion à l’origine, tout le monde doit reconnaître maintenant que la bataille en Irak est entre la " démocratie " et le " terrorisme ". Plus à gauche, Fausto Bertinotti avance l’idée que le Parti de la refondation communiste doit renoncer à la violence, refuser tout soutien à une résistance représentée par des " fascistes " comme Zarqaoui... et entrer dans un gouvernement avec la coalition social-libérale de l’Olivier.

Bien sûr, nous devons condamner les enlèvements et les décapitations perpétrés par des groupes comme celui de Zarqaoui. Ce n’est pas un problème nouveau. Je me souviens très bien des discussions que nous avions avec tes anciens camarades de la IVe Internationale en Grande-Bretagne quand ils faisaient campagne autour du slogan " Victoire pour l’IRA " et refusaient de condamner les attentats dans les pubs à Birmingham. Nous n’avons jamais donné de soutien sans distinctions à un mouvement de libération nationale.

Mais je refuse de mettre dans le même sac " la "résistance irakienne" prise comme un tout " avec les obscénités pratiquées par Zarqaoui. Qu’en est-il des autres tactiques qui sont employées, par exemple les bombes sur le passage des convois qui tuent des soldats américains et les attaques contre les recrues de la police et de l’armée du régime fantoche, ou contre ses représentants comme l’assassinat du gouverneur de Bagdad la semaine dernière ? Si tu condamnes celles-ci, tu dois condamner aussi les méthodes similaires qui ont été utilisées dans toutes les luttes de guérilla anti-impérialistes, de l’Irlande au Vietnam en passant par Chypre, l’Algérie et le Zimbabwe. Je suppose qu’en fait tu les considères comme des attaques légitimes, mais pourquoi alors nous mettre en garde aussi longuement contre un soutien à Zarqaoui, alors que seuls quelques extrémistes islamistes et quelques gauchistes sectaires et idiots pourraient envisager de le faire ?

La raison pour laquelle c’est si important, c’est que ce qui a créé une telle crise pour les Américains en Irak n’est ni la campagne de Sistani pour les élections, ni les décapitations de Zarqaoui. C’est, comme Walden Bello l’a si éloquemment expliqué depuis la première crise de Falloujah en avril dernier, la guérilla insurrectionnelle, principalement dans les zones sunnites.

C’est elle qui tue les soldats américains, c’est elle qui force les Américains à maintenir des troupes en nombre beaucoup plus important que prévu en Irak, sape le moral de l’armée (le chef de l’armée réserviste aux États-Unis s’est plaint, le mois dernier, de ce qu’elle " dégénérait rapidement en "force brisée" "), empêche la création de structures administratives stables et fait peur à de larges secteurs de l’élite irakienne qui n’ose pas s’engager aux côtés du régime. Quelle que soit l’appréciation que nous portons à la contribution de Lénine à la politique révolutionnaire, une chose sur laquelle il avait totalement raison, c’était le potentiel des révoltes nationalistes dans des pays colonisés ou semi-colonisés de créer ou d’exacerber les crises de l’impérialisme. C’est précisément ce qui se passe en Irak aujourd’hui. Comprendre cela n’entraîne pas obligatoirement notre soutien à la politique de ceux qui sont engagés dans la résistance armée, pas plus que ce n’était le cas (ou du moins cela aurait dû l’être) pour le FLN, le Vietcong ou l’IRA provisoire. Bien sûr, c’est une tragédie que les forces nationalistes laïques et socialistes soient si faibles politiquement en Irak, mais c’est un héritage historique que nous devons accepter, à court terme du moins, tout en nous confrontant aux réalités politiques immédiates.

Je suis sûr que tu veux voir une défaite américaine en Irak tout autant que moi. Mais la façon dont tu polarises la discussion entre ceux qui sont pour ou contre les élections et dont tu focalises ton analyse de la résistance armée sur Zarqaoui est beaucoup trop proche du discours dominant à Washington et à Londres. Je ne doute pas que ton but soit d’aider le mouvement antiguerre, comme tu l’as tant fait dans le passé. Mais dans les semaines à venir, le mouvement, aux États-Unis et en Grande-Bretagne tout spécialement, devra faire face à une grande entreprise idéologique visant à nous faire passer pour des antidémocrates partisans du terrorisme. Ces derniers jours, l’assassinat d’un dirigeant du Parti communiste irakien qui soutient l’occupation a provoqué un tollé dans les médias et les syndicats ici, avec des ex-personnes de gauche devenues pro-impérialistes comme Nick Cohen délirant sur " la nature totalitaire de la direction du mouvement antiguerre " qui " laisse les fascistes irakiens combattre la liberté par la terreur " (5).

Dans cette ambiance, très contrairement à tes intentions, ton texte ne nous aide pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Il est, de mon point de vue, fort erroné, tant en rapport avec la situation en Irak que par rapport aux débats sur la guerre dans le reste du monde. J’espère que tu excuseras ma franchise, mais quel ami prendrait des gants lorsque les enjeux sont aussi importants ?

Mes meilleurs vœux pour la nouvelle année.

12 janvier 2005

Traduit de l’anglais par M.C.

1. Une très bonne analyse de cette dynamique vient juste de paraître dans International Socialism n° 105 : A. Alexander and S. Assaf, "Irak : The Rise of the Resistance".

2. "A Fight for Chi’ites", Washington Post, 26 novembre 2004.

3. "City of Ghosts", Guardian, 11 janvier 2005.

4. "Army Blames Irak for Drop in Recruits", Observer, 19 décembre 2004.

5. "Our Illiberal Elite", Observer, 9 janvier 2005.