Les guerres à venir

Les guerres à venir

Ce que le Pentagone peut désormais faire sous le manteau

Seymour Hersh

24 janvier 2005

globalresearch.ca / The New Yorker

La réélection de George W. Bush n’a pas été sa seule victoire, l’automne dernier. Le président et ses conseillers en matière de sécurité nationale ont renforcé leur contrôle sur les analyses stratégiques et les opérations secrètes des services de l’armée et des renseignements, à un degré encore jamais atteint depuis l’apparition d’un Etat de sécurité nationale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Bush dispose d’un agenda agressif et ambitieux pour exercer ce contrôle - contre les mollahs en Iran et contre les cibles de la guerre en cours contre le terrorisme - au cours de son second mandat. La CIA va continuer à perdre de son influence et va servir de plus en plus, comme l’a expliqué un conseiller du gouvernement qui nourrit des liens étroits avec le Pentagone, de « facilitatrice » de la ligne politique émanant du président Bush et du vice-président Cheney. Ce processus est déjà bien en cours, d’ailleurs.

En dépit de la dégradation de la situation de la sécurité en Irak, l’administration Bush n’a pas reconsidéré les objectifs de sa politique de base et à long terme dans le Moyen-Orient : l’instauration de la démocratie dans l’ensemble de la région. Au sein de l’administration, la réélection de Bush est considérée comme la preuve du soutien de l’Amérique à sa décision de faire la guerre. Elle a réaffirmé, au sein de la direction civile du Pentagone, la position des néo-conservateurs partisans de l’invasion, dont font partie, entre autres, Paul Wolfowitz, le secrétaire adjoint à la Défense, et Douglas Feith, le sous-secrétaire à la Politique. Selon un ancien haut fonctionnaire des renseignements, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a rencontré le groupe des chefs d’état-major peu après l’élection et leur a dit, en gros, que les gens qui avaient voté contre avaient été entendus et que le peuple américain n’avait pas accepté leur message. Et Rumsfeld d’ajouter que l’Amérique s’était engagée à rester en Irak et qu’il n’y aurait pas lieu d’anticiper sur ce qu’elle ferait.

« C’est une guerre contre le terrorisme et l’Irak n’est qu’une campagne de cette guerre. L’administration Bush considère l’Irak comme un gigantesque théâtre de guerre », m’a déclaré le même ancien haut fonctionnaire des renseignements. « Après ça, nous allons avoir la campagne iranienne. Nous avons déclaré la guerre et les mauvais, quels qu’ils soient, sont les ennemis. C’est le dernier hourra - nous avons quatre ans et nous voulons en sortir en disant que nous avons gagné la guerre contre le terrorisme. »

Bush et Cheney peuvent avoir fixé la politique, mais c’est Rumsfeld qui a dirigé sa mise en place et qui a absorbé la plus grosse part des critiques du public quand les choses ont mal tourné - qu’il se fût agi des tortures de prisonniers à Abou Ghraïb ou de l’insuffisance du blindage des véhicules des GI en Irak. Tant les législateurs démocratiques que les républicains ont réclamé la démission de Rumsfeld et il n’est pas très admiré non plus par les militaires. Néanmoins, sa seconde désignation en tant que secrétaire à la Défense n’a jamais été mise en question.

Rumsfeld va même encore gagner en importance au cours du second mandat. Durant des interviews d’anciens et d’actuels fonctionnaires des renseignements et de l’armée, on m’a dit que l’agenda avait été déterminé avant les élections présidentielles et qu’une bonne part de cet agenda serait sous la responsabilité de Rumsfeld. La guerre contre le terrorisme allait prendre une nouvelle ampleur et placée pour de bon sous le contrôle du Pentagone. Le président a signé une série de conclusions et d’ordres exécutifs autorisant des groupes secrets de commandos et autres unités des Forces spéciales à mener des opérations secrètes contre des cibles terroristes présumées dans au moins dix pays du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud.

La décision du président habilite Rumsfeld à gérer les opérations hors des règles - sans tenir compte des restrictions légales imposées à la CIA. Sous la législation actuelle, toutes les activités secrètes de la CIA à l’étranger doivent être autorisées par un document présidentiel et rapportées aux commissions de la Chambre et du Sénat sur les renseignements. (Ces lois sont entrées en vigueur suite à une série de scandales, dans les années 70, concernant, de la part de la CIA, des actes d’espionnage domestique ainsi que des tentatives d’assassinat de dirigeants étrangers.) « Le Pentagone ne se sent nullement obligé de présenter un rapport au Congrès sur ce genre d’activités », a déclaré l’ancien haut fonctionnaire des renseignements. « Ils n’appellent même pas cela des ‘opérations secrètes’ - le terme est trop proche de la phraséologie de la CIA. A leurs yeux, c’est de la ‘reconnaissance en noir’. Ils n’en parleront même pas aux ‘CinCs’ » (les « CenC », les commandants en chef militaires régionaux des Etats-Unis. Le département de la Défense et la Maison-Blanche n’ont pas répondu aux demandes de commentaires autour de cette histoire.)

Durant les interviews que j’ai réalisées, on m’a dit à maintes reprises que la prochaine cible stratégique était l’Iran. « Tout le monde le dit : ‘Vous ne parlez pas sérieusement en voulant vous en prendre à l’Iran. Voyez l’Irak’ », m’a raconté l’ancien fonctionnaire des renseignements. « Mais ils disent : ‘Nous avons appris certaines leçons - non pas sur le plan militaire, mais sur la façon dont nous nous y sommes pris politiquement. Nous n’allons pas nous appuyer sur les glandeurs de l’agence.’ Il n’y aura pas de détails bâclés et c’est pourquoi la CIA n’en sera pas. »

Durant plus d’un an, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et d’autres pays de l’Union européenne ont considéré le fait d’empêcher l’Iran de disposer de l’arme nucléaire comme une course contre la montre - et contre l’administration Bush. Ils ont négocié avec les dirigeants iraniens pour qu’ils mettent un terme à leurs ambitions nucléaires en échange d’une aide économique et d’avantages commerciaux. L’Iran a accepté d’arrêter provisoirement ses programmes d’enrichissement qui génèrent du combustible pour les centrales nucléaires mais qui pourraient également produire du matériel fissible du type utilisé dans l’armement. (L’Iran prétend que de telles installations sont légales aux yeux du Traité de Non-Prolifération nucléaire - TNPT, dont il est signataire, et qu’il n’a pas l’intention de fabriquer une bombe.) Mais le but de l’actuelle série de pourparlers, qui a commencé en décembre à Bruxelles, est de persuader Téhéran de continuer et de démanteler ses équipements. En retour, l’Iran insiste sur le fait qu’il lui faut voir certains avantages concrets de la part des Européens - technologie de production du pétrole, équipements pour l’industrie lourde et peut-être même la permission d’acheter toute une flotte d’Airbus. (En raison des sanctions dont il fait l’objet, l’Iran s’est vu refuser l’accès à la technologie et à de nombreuses autres marchandises.)

Les Européens ont pressé l’administration Bush de se joindre à ces négociations. L’administration a tout simplement refusé. La direction civile du Pentagone a prétexté le fait qu’aucun progrès diplomatique ne serait possible à propos de la menace nucléaire iranienne s’il n’y avait pas une menace crédible d’action militaire. « Les néo-conservateurs disent que négocier ne vaut rien », m’a dit un haut fonctionnaire de l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA). « Et la seule chose que les Iraniens comprennent, ce sont les pressions. Et ce qu’il leur faut aussi, c’est une bonne raclée. »

Le problème central, c’est que l’Iran a dissimulé avec succès l’importance de son programme nucléaire et de ses progrès. De nombreux services de renseignements occidentaux, y compris ceux des Etats-Unis, croient que l’Iran est encore au moins à trois ou cinq ans de la possibilité de produire indépendamment des ogives nucléaires opérationnelles - bien que ses travaux sur un système de lancement de missiles soient bien plus avancés. Les services de renseignements occidentaux, de même que l’AIEA, sont également très enclins à croire que l’Iran est confronté à de graves problèmes techniques avec son système d’armements, et particulièrement dans le cas de la production du gaz hexafluoride nécessaire pour fabriquer des ogives nucléaires.

Un haut fonctionnaire retraité de la CIA, l’un des nombreux fonctionnaires à avoir quitté le service récemment, m’a dit qu’il avait l’habitude d’entendre ce genre d’affirmations et m’a confirmé que l’Iran passait pour rencontrer des difficultés majeures dans son travail sur les armements. Il a également reconnu que le calendrier de la CIA concernant les capacités nucléaires de l’Iran correspondait aux estimations européennes - pour autant que l’Iran ne reçoive pas d’aide extérieure. « Le gros joker, pour nous, c’est qu’on ne sait pas qui est capable de compléter les éléments qui leur manquent », a ajouté le fonctionnaire retraité depuis peu. « La Corée du Nord ? Le Pakistan ? Nous ne savons pas quels éléments leur manquent. »

Un diplomate occidental m’a raconté que les Européens croyaient qu’ils se trouvaient dans une « situation à deux perdants » tant que les Etats-Unis refuseront de s’impliquer. « La France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ne peuvent réussir seules et tout le monde le sait », a déclaré le diplomate. « Si les Etats-Unis restent en dehors, nous ne disposons pas d’un levier assez puissant et nos efforts échoueront. » L’alternative consisterait à se présenter devant le Conseil de sécurité, mais toute résolution imposant des sanctions serait susceptible de déclencher le veto de la Chine ou de la Russie et, dans ce cas, « les Nations unies encaisseront le blâme et les Américains diront : ‘La seule solution, c’est de bombarder.’ »

Un ambassadeur européen faisait remarquer qu’il est prévu que le président Bush se rende en Europe en février et qu’il y a eu un entretien public à partir de la Maison-Blanche à propos de l’amélioration des relations du président avec les alliés européens des Etats-Unis. Dans ce contexte, m’a dit l’ambassadeur, « je suis embarrassé par le fait que les Etats-Unis ne nous aident pas dans notre programme. Comment Washington peut-il maintenir sa position sans considérer sérieusement le problème des armes ? »

On ne sera pas surpris si le gouvernement israélien est sceptique à propos de l’approche européenne. Silvan Shalom, le ministre des Affaires étrangères, déclarait, lors d’une interview accordée la semaine dernière à Jérusalem à un autre journaliste new-yorkais : « Je n’aime pas ce qui se passe. Nous avons d’abord senti un encouragement, quand les Européens se sont impliqués. Pendant longtemps, ils ont pensé que ce n’était un problème que pour Israël. Mais quand ils ont vu que les missiles [iraniens] eux-mêmes avaient une plus longue portée et qu’ils pouvaient atteindre n’importe quel endroit en Europe, ils ont été davantage préoccupés. Ils ont adopté l’attitude consistant à utiliser le bâton et la carotte - mais, jusqu’à présent, nous n’avons encore vu que la carotte. » Et d’ajouter : « S’ils ne peuvent obéir, Israël, de son côté, ne peut vivre avec la menace de l’Iran équipé d’un armement nucléaire. »

Sans un article récent, Patrick Clawson, un spécialiste de l’Iran qui est directeur adjoint du Washington Institute for Near East Policy (Institut de W. pour la politique dans le Proche-Orient) et un partisan de l’administration Bush, exprima l’idée selon laquelle la force, ou la menace de recours à la force, constituait un outil de discussion vital, avec l’Iran. Clawson écrivait que si l’Europe voulait la coopération avec l’administration Bush, « elle ferait bien de rappeler à l’Iran que l’option militaire n’a pas du tout été écartée ». Et d’ajouter que l’argument prétendant que des négociations européennes dépendaient de Washington avaient tout « d’une excuse formulée à l’avance pour la très probable rupture des pourparlers entre l’UE et l’Iran ». Par la suite, au cours d’un entretien qu’il m’a accordé, Clawson m’a suggéré que si l’une ou l’autre forme d’action militaire était inévitable, « il irait bien davantage de l’intérêt d’Israël - et de Washington - de se lancer dans des actions sous le manteau. Le style de la présente administration est de recourir à la force écrasante - ‘frapper et terroriser’. Mais nous ne disposons que d’un quartier de la pomme. »

De nombreux spécialistes militaires et diplomatiques discutent de la question de savoir si l’action militaire, quelle que soit son ampleur, est l’approche la plus adéquate. Shahram Chubin, un intellectuel iranien directeur de la recherche au Centre genevois sur la Politique de Sécurité, m’a dit ceci : « Il est absurde de penser qu’il puisse avoir une bonne option militaire américaine ou israélienne en Iran. » Puis : « Le point de vue israélien, c’est que c’est un problème international. ‘Vous vous en occupez’, disent-ils à l’Occident. ‘Autrement, nos forces aériennes vont s’en charger.’ » En 1981, les forces aériennes israéliennes ont détruit le réacteur irakien d’Osirak, renvoyant le programme nucléaire irakien plusieurs années en arrière. Mais la situation d’aujourd’hui est à la fois plus complexe et plus dangereuse, estimait Chubin. Le bombardement d’Osirak « a poussé les programme iranien d’armement nucléaire à se terrer dans des sites dispersés et plus difficiles d’accès », ajoutait-il. « Après une attaque, vous ne pouvez être sûr de l’avoir vraiment éliminé. Les Etats-Unis et Israël ne pourraient être certains d’avoir touché tous les sites ni de la rapidité avec laquelle ils pourraient être reconstruits. Pendant ce temps, ils attendraient une contre-attaque iranienne, laquelle pourrait être militaire ou terroriste ou diplomatique. L’Iran dispose de missiles à longue portée et entretient des liens avec le Hezbollah, qui se sert de drones - vous imaginez aisément la façon dont ils pourraient riposter. »

Chubin d’ajouter que l’Iran pourrait également se retirer du Traité de Non-Prolifération nucléaire. « Il vaut mieux les voir tricher au sein du système », dit-il encore. « Sinon, en tant que victime, l’Iran va se retirer du traité et des inspections et le monde assistera impuissant au détricotage complet du TNPT. »

L’administration [Bush] a sans aucun doute mené des missions secrètes de reconnaissance en Iran, depuis l’été dernier. Une grande partie de son attention concerne l’accumulation de renseignements et d’informations ciblées sur les installations nucléaires, chimiques et balistiques de l’Iran, tant déclarées que soupçonnées. Le but consiste à identifier et à isoler trois douzaines, voire plus, de ces cibles afin d’être en mesure de les détruire par des frappes de précision et, à court terme, par des raids de commandos. « Les civils du Pentagone veulent aller en Iran et détruire le plus grand nombre possible de ses infrastructures militaires », m’a déclaré le conseiller du gouvernement qui a des liens étroits avec le Pentagone.

Certaines des missions impliquent une coopération extraordinaire. Par exemple, l’ancien haut fonctionnaire des renseignements m’a dit qu’un groupe opérationnel de commandos américains avait été constitué en Asie du Sud et qu’il travaillait désormais en étroite collaboration avec un groupe de scientifiques et de techniciens pakistanais qui avaient été en relation avec des homologues iraniens. (En 2003, l’AIEA révéla que, depuis plus de dix ans, l’Iran recevait en secret des éléments de technologie nucléaire du Pakistan et qu’il avait caché ces informations aux inspecteurs.) Le groupe opérationnel américain, aidé des informations reçues du Pakistan, a pénétré dans l’est de l’Iran via l’Afghanistan en vue de rechercher des installations souterraines. Les membres de ce groupe, ou ses agents recrutés sur place, ont dissimulé des appareils de détection à distance - qu’on appelle des renifleurs - capables de détecter dans l’atmosphère des émissions radioactives et autres preuves de l’existence de programmes d’enrichissement nucléaire.

Obtenir ces preuves devient une préoccupation urgente pour l’administration Bush. L’ancien haut fonctionnaire des renseignements m’a dit : « Ils ne veulent pas commettre la moindre erreur de renseignements sur les ADM, comme en Irak. Les républicains ne peuvent se permettre deux erreurs de ce type. Un mulet qui rue deux fois n’a rien appris. » Le fonctionnaire d’ajouter que le gouvernement de Pervez Mucharraf, le président pakistanais, avait été grassement payé pour sa coopération - l’assurance de la part des Américains que le Pakistan n’aurait pas à livrer A. Q. Khan, connu comme étant le père de la bombe atomique pakistanaise, à l’AIEA ou à toute autre institution internationale susceptible de vouloir l’interroger. Durant deux décennies, Khan a été associé à un vaste consortium d’activités de marché noir du nucléaire. L’an dernier, Mucharraf s’était déclaré choqué lorsque Khan, confronté à des preuves on ne peut plus accablantes, avait « confessé » ses activités. Quelques jours plus tard, Mucharraf lui pardonnait et, depuis lors, il a refusé d’autoriser l’AIEA à lui poser des questions. On prétend aujourd’hui que Khan vit en résidence surveillée dans une villa d’Islamabad. « C’est un arrangement - un compromis », a expliqué l’ancien haut fonctionnaire des renseignements. ‘Dites-nous ce que vous savez de l’Iran et nous laisserons aller vos gars comme A. Q. Khan.’ Telle est la version néo-conservatrice d’un gain à court terme moyennant un coût à long terme. Ils veulent prouver que Bush est le champion de l’antiterrorisme qui peut manipuler l’Iran et la menace nucléaire moyennant l’objectif à long terme consistant à éliminer le marché noir de la prolifération nucléaire. »

L’arrangement tombe à un moment où, aux dires d’un ancien haut diplomate pakistanais, Mucharraf a autorisé l’expansion de l’arsenal nucléaire pakistanais. « Le Pakistan a toujours besoin de pièces et de fournitures et il doit se les procurer sur le marché clandestin », a affirmé l’ancien diplomate. « Les Etats-Unis n’ont rien fait pour l’empêcher. »

Il y a également eu une coopération étroite - généralement ignorée - avec Israël. Le consultant du gouvernement qui a des liens étroits avec le Pentagone a déclaré que les civils du département de la Défense, sous la direction de Douglas Feith, ont travaillé avec des planificateurs et consultants israéliens pour préparer et situer avec précision des sites nucléaires, balistiques et d’armes chimiques pouvant servir de cibles en Iran même. (D’après Osirak, l’Iran a installé nombre de ses sites nucléaires dans les zones éloignées de l’est, tentant ainsi de les garder hors de portée de frappe des autres pays et particulièrement d’Israël. Toutefois, l’éloignement n’assure plus ce genre de protection : Israël a fait l’acquisition de trois sous-marins capables de lancer des missiles de croisière et il a équipé certains de ses avions de réservoirs à carburant supplémentaires, mettant ainsi la plupart des cibles iraniennes à la portée des chasseurs israéliens F-16-I.)

« Ils croient qu’environ trois quarts des cibles potentielles peuvent être détruites par air et qu’un quart sont trop proches de centres peuples ou enterrées trop profondément pour être prises pour cibles », a déclaré le consultant. Inévitablement, a-t-il ajouté, certains sites suspects doivent être contrôlés par des équipes de commandos américains ou israéliens - au cours de missions de surveillance au sol - avoir d’être pris pour cibles.

Les plans d’urgence du Pentagone en vue d’une plus large invasion de l’Iran doivent également être remis à jour. Il a été demandé aux stratèges du QG du Commandement central américain, installé à Tampa, en Floride, de revoir le plan de guerre de l’armée, en vue d’assurer une invasion terre-air maximale de l’Iran. Cette remise à jour est fondée, que l’administration ait ou n’ait pas l’intention d’agir, parce que la géopolitique de la région s’est considérablement modifiée au cours des trois dernières années. Auparavant, une force d’invasion américaine aurait été obligée de pénétrer en Iran via la mer, en empruntant le golfe Persique ou le golfe d’Oman. Désormais, les troupes peuvent y aller par terre, à partir de l’Afghanistan ou de l’Irak. Des unités de commandos et autres atouts de ce genre pourraient être rendus opérationnels via de nouvelles bases situées dans les républiques d’Asie centrale.

Il est possible que certains des officiels américains qui parlent de la nécessité d’éliminer les infrastructures nucléaires de l’Iran agissent de la sorte dans le cadre d’une campagne de propagande visant à mettre la pression sur l’Iran afin qu’il renonce à ses plans d’armement. Si c’est le cas, les signaux ne sont pas toujours très clairs. Le président Bush qui, après le 11 septembre, dépeignait l’Iran comme un membre de « l’axe du mal », insiste aujourd’hui publiquement sur la nécessité de poursuivre la voie diplomatique. « Actuellement, nous ne disposons guère de possibilités d’influence sur les Iraniens », a déclaré le président lors d’une conférence de presse l’an dernier. « La diplomatie doit être la première option, et c’est toujours la première option pour une administration qui essaie de résoudre un problème (...) d’armement nucléaire. Et nous continuerons à favoriser le plus possible la voie diplomatique. »

Dans les interviews que j’ai réalisées ces deux derniers mois, on m’a donné des points de vue beaucoup plus musclés. Les faucons de l’administration croient qu’il va bientôt être évident que l’approche négociée des Européens ne peut aboutir au succès et qu’à ce moment, l’administration va passer à l’action. « Nous ne discutons pas ici autour d’un plateau de propositions sur papier du Conseil de la Sécurité nationale », m’a dit l’ancien haut fonctionnaire des renseignements. « Ils ont déjà franchi cette étape. La question ne consiste plus à nous demander si nous allons faire quelque chose contre l’Iran. Ils vont le faire. »

Les buts immédiats des attaques seraient de détruire ou, du moins, de mettre provisoirement hors course, les capacités iraniennes de poursuivre une voie nucléaire. Mais il y a d’autres motifs de passer à l’action, tout aussi intéressants. Le consultant du gouvernement m’a dit que, durant des entretiens privés, les faucons du Pentagone avaient insisté sur l’importance d’une attaque limitée contre l’Iran du fait qu’ils croyaient qu’une telle attaque pourrait amener un renversement de la direction religieuse du pays. « Au cœur même de l’Iran, il y a une lutte entre les nationalistes et réformistes laïcs, d’une part, et, d’autre part, au sein même du mouvement intégriste islamique », m’a déclaré le consultant. « Dans la minute où l’invincibilité dont jouissent les mollahs aura été anéantie et, avec elle, la capacité à en faire accroire à l’Occident, le régime iranien va s’effondrer » - à l’instar des anciens régimes communistes en Roumanie, en Allemagne de l’Est et en Union soviétique. Rumsfeld et Wolfowitz partagent cette opinion, a-t-il déclaré.

« L’idée prétendant qu’une attaque américaine contre les installations nucléaires iraniennes provoquerait une insurrection populaire pêche par un manque extrême d’information » a déclaré Flynt Leverett, in spécialiste du Moyen-Orient qui a travaillé au Conseil de la Sécurité nationale sous l’administration Bush. « Vous devez comprendre que les ambitions nucléaires de l’Iran sont soutenues à travers tout le spectre politique et que les Iraniens vont percevoir des attaques contre ces sites comme des attaques contre leurs ambitions de devenir un acteur régional majeur et une nation moderne technologiquement sophistiquée. » Leverett, actuellement membre éminent du Saban Center for Middle East Policy de la Brookings Institution, a mis en garde contre le fait qu’en cas d’attaque américaine, « cela engendrerait un retour de manivelle iranien contre les Etats-Unis et un rassemblement autour du régime ».

Depuis plus de deux ans, Rumsfeld a fait ses plans et exercé ses pressions, avant de recevoir l’aval présidentiel, dans une série de conclusions et d’ordres exécutifs, en vue d’utiliser des commandos de l’armée dans des opérations secrètes. L’une de ses premières démarches a été d’ordre bureaucratique : transférer le contrôle d’une unité secrète, connue sous le nom de code (modifié depuis) de Gray Fox (Renard gris) de l’armée vers le Special Operations Command (socom), à Tampa (Floride). Gray Fox fut formellement assigné au socom en juillet 2002, à la demande du bureau de Rumsfeld, ce qui signifiait que l’unité secrète n’aurait qu’un seul commandant chargé de son administration et de son déploiement opérationnel. Ensuite, à l’automne dernier, les possibilités de Rumsfeld dans le déploiement de commandos s’étendirent. Selon un consultant du Pentagone, un Ordre d’exécution concernant la Guerre mondiale contre le Terrorisme (le gouvernement utilise l’abréviation « gwot » - Global War on Terrorism) fut notifié sous la direction de Rumsfeld. L’ordre autorisait spécifiquement l’armée à « repérer et détruire » des cibles terroristes, ajouta le consultant. L’ordre comportait une liste de cibles reprenant, entre autres, des membres et la direction centrale du réseau al-Qaeda ainsi que d’autres cibles de grande importance. Le consultant dit que l’ordre avait été diffusé dans toute la bureaucratie de Washington chargée de la sécurité nationale.

Fin novembre 2004, le Times rapporta que Bush avait créé un groupe inter-agences chargé d’examiner si cela « servirait les intérêts de la nation » de confier le contrôle total de l’unité paramilitaire d’élite de la CIA au Pentagone, unité qui, depuis des décennies, opérait dans des endroits chauds à peu près partout dans le monde. Les conclusions du panel, attendues pour février, sont connues d’avance, estiment de nombreux anciens fonctionnaires de la CIA. « Il semble bien que c’est ce qui va se passer », m’a déclaré Howard Hart, chef de la Division des Opérations paramilitaires de la CIA avant de prendre sa retraite, en 1991.

Il y a d’autres preuves des empiètements du Pentagone. Deux anciens agents clandestins de la CIA, Vince Cannistraro et Philip Giraldi, qui publient Intelligence Brief, un bulletin d’informations destinés à leur clientèle d’affaires, rapportaient le mois dernier l’existence d’un gros document présidentiel sur le contre-terrorisme autorisant le Pentagone « à opérer unilatéralement dans un certain nombre de pays où il existe une perception de menace terroriste évidente et manifeste. (...) Nombre de ces pays ont des relations amicales avec les Etats-Unis et sont d’importants partenaires commerciaux. La plupart ont coopéré dans la guerre contre le terrorisme. » Les deux anciens agents citaient certains de ces pays - l’Algérie, le Soudan, le Yémen, la Syrie et la Malaisie. L’ancien haut fonctionnaire des renseignements m’a dit par la suite que la Tunisie figurait également sur cette liste.)

Giraldi, qui a servi durant trois ans dans les renseignements militaires avant de rejoindre la CIA, déclarait qu’il avait été troublé par l’expansion des assignations secrètes aux militaires. « je ne pense pas qu’ils soient en mesure de manipuler cette couverture », me dit-il. « Il leur faut une disposition d’esprit différente, pour cela. Ils vont devoir jouer d’autres rôles, entrer dans des cultures étrangères et apprendre comment d’autres personnes pensent. Si vous entrez dans un village et que vous abattez des gens, ce n’est pas important », ajouta-t-il. « Mais si vous menez des opérations qui requièrent finesse et sensibilité, les militaires n’en sont pas capables. Et c’est la raison pour laquelle ce genre d’opérations ont toujours été menées en dehors de l’agence. » On m’a dit que de nombreux fonctionnaires des Opérations spéciales avaient eux aussi exprimé de sérieuses réserves à ce propos.

Rumsfeld et deux de ses adjoints clés, Stephen Cambone, sous-secrétaire à la Défense pour les Renseignements, et le lieutenant-général de l’armée William G. (Jerry) Boykin feraient partie de la chaîne de commandement des nouvelles opérations de commandos. Des membres importants de la Commission de la Chambre et du sénat sur les renseignements ont été instruits de l’extension de rôle du département de la Défense dans les opérations secrètes, m’a assuré un conseiller du Pentagone, mais il ne savait jusqu’om portait cette mise au courant.

« Je suis chiffonné par l’idée d’opérer sans être supervisé par le Congrès », déclara le conseiller du Pentagone. « Mais on m’a dit qu’il y aurait effectivementcontrôle jusque sur les opérations spécifiques. » Un second conseiller du Pentagone acquiesça, mais en y allant d’une mise en garde significative. « Il y a des exigences en matière de rapports », dit-il. « Mais pour exécuter la mission, nous n’avons pas à revenir en arrière et à dire (Nous allons là et là’. Pas de détails trop pointilleux et pas de micro-management. »

Les questions de légalité à propos du droit du Pentagone de mener des opérations sans en informer le Congrès n’ont pas été résolues. « C’est une zone très, très, très nébuleuse », a déclaré Jeffrey H. Smith, un diplômé de West Point qui a servi au sein du conseil général de la CIA au milieu des années 90. « Le Congrès croit que son vote allait concerner toutes les activités secrètes menées par les forces armées. L’armée dit : ‘’Non, les choses que nous faisons n’ont rein à voir avec des actions de renseignement sous statut officiel mais des démarches militaires autorisées par le président en tant que commandant en chef afin de ‘préparer le champ de bataille’.’’ » Faisant référence à la période où il avait servi à la CIA, Smith ajouta : « Nous avons toujours pris soin à ne pas utiliser les forces armées dans une action secrète sans un document émanant de la présidence. L’administration Bush a adopté ici une position beaucoup plus agressive. »

Au cours de l’entretien qu’il m’a accordé, Smith a insisté sur le fait qu’il n’était pas au courant des actuels plans militaires concernant le développement des actions secrètes. Mais il a ajouté : « Le Congrès a toujours été inquiet de savoir que le Pentagone pouvait nous impliquer dans l’une ou l’autre aventure militaire sans que personne n’en sache rien. »

Sous la nouvelle approche de Rumsfeld, m’a-t-on dit, les agents militaires américains auraient l’autorisation de se faire passer pour des hommes d’affaires étrangers corrompus cherchant à acheter des marchandises de contrebande pouvait servir dans des systèmes d’armes nucléaires. Dans certains cas, selon les conseillers du Pentagone, on pouvait recruter des citoyens locaux et leur demander d’entrer en contact avec les guérilleros ou les terroristes. Potentiellement, cela pouvait impliquer d’organiser et d’effectuer des opérations de combat, voire des activités terroristes. Certaines opérations seront susceptibles de se dérouler dans des pays où il existe une mission diplomatique américaine, avec un ambassadeur et un chef de poste de la CIA, a déclaré le consultant du Pentagone. L’ambassadeur et le chef de poste de la CIA ne seraient pas nécessairement censés être au courant, selon l’interprétation qu’a actuellement le Pentagone des exigences en matière de rapport de mission.

Les nouvelles règles vont habiliter la communauté des Forces spéciales à constituer ce qu’elle appelle des « équipes d’action » dans les pays ciblés situés à l’étranger et que l’on peut user pour débusquer et éliminer les organisations terroristes. « Vous vous souvenez des escadrons de la mort d’extrême droite au Salvador ? », m’a demandé l’ancien haut fonctionnaire des renseignements, faisant allusion aux gangs dirigés par les militaires qui commettaient des atrocités au début des années 80. « Nous les avons créés et financés », dit-il. « L’objectif aujourd’hui est de recruter des nationaux dans n’importe quelle zone qui nous intéresse. Et nous n’allons surtout pas en aviser le Congrès. » Un ancien officier de l’armée au fait, des capacités du Pentagone à propos des commandos, me dit : « Nous allons rouler avec les salopards. »

Une des raisons de ce genre de tactique a été définie dans une série d’article de John Arquilla, professeur en analyse de la défense à la Naval Postgraduate School de Monterey, en Californie, et consultant en matière de terrorisme pour le compte de la Rand Corporation. « Il faut un réseau pour combattre un réseau », écrivait Arquilla dans un article récent publié dans le San Francisco Chronicle : « Quand les opérations militaires conventionnelles et les bombardements n’ont pu venir à bout de l’insurrection des Mau-Mau au Kenya, dans les années 50, les Britanniques ont formé des équipes de membres des tribus kikuyu amies qui se sont fait ensuite passer pour des terroristes. Ces ‘pseudo-gangs’, comme on les appelait, ont habilement mis les Mau-Mau sur la défensive, soit en gagnant leurs bonnes grâces et en tendant ensuite des embuscades à des groupes de combattants ou en guidant les bombardiers vers les camps de terroristes. Ce qui a fonctionné au Kenya il y a un demi-siècle a d’excellentes chances de saper la confiance et le recrutement parmi les réseaux terroristes actuels. Il ne serait pas difficile de former de nouveaux ‘pseudo-gangs’. »

« Si un jeune gars paumé du comté de Marin peut rallier al-Qaeda », écrivait Arquilla, faisant allusion à John Walker Lindh, le jeune Californien de vingt ans qui a été capturé en Afghanistan, « imaginez ce que pourraient faire des agents professionnels ! »

Quelques opérations secrètes pilotes ont été menées l’an dernier, m’a dit un conseiller du Pentagone, en une cellule terroriste a été démantelée avec l’aide américaine. Le conseiller faisait allusion, apparemment, à la capture d’Ammari Saifi, connu sous le surnom d’« Abderrezak-le-Para », chef d’un réseau terroriste nord-africain affilié à al-Qaeda. Mais à la fin de l’année, il n’y avait toujours pas d’accord au sein du département de la Défense quant aux règles d’engagement. « Le problème consiste à se mettre d’accord sur le commandement final », a déclaré l’ancien haut fonctionnaire des renseignements. « Qui va donner l’ordre ‘Faites ceci’ ou ‘Faites cela’ ? »

Un général quatre étoiles retraité a dit : « Le concept de base a toujours été solide mais comment vous assurer que les gens qui font cela agissent conformément au concept de la loi ? C’est risquer de pousser le bouchon un peu loin. » Et le général d’ajouter : « C’est le contrôle. Vous n’aurez Warner [John Warner, de Virginie, président de la Commission sénatoriale sur les Services armés] ni ces types qui supervisent habituellement. Toute la chose va passer au Quatrième Niveau », faisant ainsi allusion à l’étage du Pentagone où Rumsfeld et Cambone ont leurs bureaux.

« C’est une finesse que de donner le pouvoir à Rumsfeld - je veux dire lui donner le droit d’agir en douce, de façon décisive et mortelle », me dit le premier conseiller du Pentagone. « C’est une zone de tir à vue général. »

Le Pentagone a essayé de travailler autour des limites qui régissaient les activités secrètes auparavant. Au début des années 80, une unité secrète de l’armée fut créée et autorisée à opérer à l’étranger avec un minimum de surveillance. Les résultats avaient été désastreux. A ses débuts, le programme des Opérations spéciales avait été désigné par le terme « Intelligence Support Activity » (Activités de soutien des renseignements ou ISA), et il était administré depuis une base près de Washington (comme ç’allait être également le cas plus tard pour Gray Fox). Il fut instauré peu après le sauvetage raté, en avril 1980, des otages américains en Iran, lesquels étaient détenus par des étudiants révolutionnaires après le renversement par les islamistes du régime du chah d’Iran. D’emblée, l’unité avait été tenue secrète vis-à-vis des nombreux généraux importants et dirigeants civils du Pentagone, ainsi que de nombreux membres du Congrès. Finalement, l’unité fut déployée au cours de la guerre de l’administration Reagan contre le gouvernement sandiniste du Nicaragua. L’un de ses rôles importants consistait à soutenir les contras. Au milieu des années 80, toutefois, les opérations de l’ISA avaient été annulées et plusieurs de ses officiers supérieurs étaient passés en cour martiale suite à une série de scandales financiers dont certains concernaient des trafics d’armes. L’affaire fut connue sous le nom de « Yellow Fruit scandal » (scandale du Fruit jaune), d’après le nom de code donné à l’une des organisations sous le manteau de l’ISA et, de diverses manières, les agissements du groupe posèrent les bases du scandale des contras iraniens.

Malgré la controverse autour de Yellow Fruit, l’ISA fut maintenue intacte en tant qu’unité sous le manteau utilisée par l’armée. « Mais nous lui imposâmes tant de restrictions », déclara le second conseiller du Pentagone. « Au sein de l’ISA, si vous vouliez faire un trajet de 50 milles, il vous fallait un ordre spécial. Et il y avait certaines régions, comme le Liban, où ils ne pouvaient se rendre. » Le conseiller reconnut que les opérations actuelles étaient similaires à celles d’il y a vingt ans, avec des risques similaires - et, estimait-il, des raisons similaires de prendre ces risques. « Ce qui les a motivés, à l’époque, en tant que membres de Yellow Fruit, c’est qu’ils n’avaient pas de renseignements sur l’Iran », me dit le conseiller. « Ils ne connaissaient rien du tout de Téhéran et n’avaient personne sur place qui pouvait préparer le lieu de la bataille. »

La décision de Rumsfeld de relancer cette approche découlait, une fois de plus, d’un échec des renseignements au Moyen-Orient, déclara le conseiller. L’administration croyait que la CIA était incapable - ou peu désireuse - de fournir à l’armée les informations dont cette dernière avait besoin pour défier efficacement un terrorisme sans frontières. « L’un des gros défis, c’est que nous ne dispositions pas de capacités de recruter des ‘humints’ [HUMan INTelligence : agents d’infiltration] dans les zones où il y avait des terroristes”, me dit le conseiller. « Du fait que la CIA prétendait travailler avec des gars de ce type, la façon de s’en tirer, plutôt que d’en engager, était de dire que la CIA ne recrutait pas d’humints pour soutenir les Forces spéciales à l’étranger. La CIA démentit cet argument. » faisant allusion aux nouvelles compétences de Rumsfeld dans la direction des opérations secrètes, le premier conseiller du Pentagone me dit : « Cela ne revient pas à donner plus de pouvoirs aux renseignements militaires, mais à émasculer la CIA. »

Un ancien haut fonctionnaire de la CIA disait de l’éclipse de l’agence qu’elle était prévisible. « Pendant des années, l’agence a freiné des quatre fers pour ne pas intégrer le Pentagone et travailler de façon coordonnée avec eux », déclarait l’ancien fonctionnaire. « Nous n’avons cessé de nous isoler et nous avons eu ce que nous méritions. C’est un fait bien établi aujourd’hui : le Pentagone est un gorille de cinq cents livres et le directeur de la CIA est un chimpanzé. »

Il y a également eu des pressions de la part de la Maison-Blanche. Un ancien agent des services clandestins de la CIA m’a raconté que dans les moins qui avaient suivi lma démission du directeur de l’agence, George Tenet, en juin 2004, la Maison-Blanche avait commencé « à s’en prendre de façon critique » aux analystes du Directorat des Renseignements (Directorate of Intelligence - DI) de la CIA et qu’elle avait exigé « de voir plus de soutien à l’égard de la position politique de l’administration ». Porter Goss, le successeur de Tenet, se lança dans ce que le fonctionnaire de la CIA récemment retraité décrivait comme une « purge politique » au sein du DI. Parmi les cibles figuraient quelques éminents analystes connus qui passaient pour avoir rédigé des articles réprobateurs que l’on avait transmis à la Maison-Blanche. Le fonctionnaire de la CIA récemment retraité déclara : « La Maison-Blanche a soigneusement passé en revue les analyses politiques du DI de sorte qu’elle a pu distinguer les apostats des vrais croyants. » Certains des importants analystes ont remis leur démission - tranquillement et sans rien révéler de l’ampleur du remue-ménage.

Le mois dernier, la Maison-Blanche a renforcé son contrôle sur les renseignements, en forçant des changements de dernière minute dans la proposition de loi sur les réformes des renseignements. La législation, qui, en substance, s’appuie sur des recommandations de la Commission du 11 septembre, avait donné au départ des pouvoirs étendus, y compris l’autorité sur les dépenses des renseignements, à un nouveau directeur national des renseignements. (En gros, le Pentagone contrôle 80 pour-cent du budget des renseignements.) Une proposition de réforme fut adoptée au Sénat par 96 voix contre 2. Toutefois, avant le vote de la Chambre, Bush, Cheney et Rumsfeld se montrèrent hésitants. La Maison-Blanche soutint publiquement la législation, mais le porte-parole de la Chambre, Dennis Hastert, refusa de proposer au vote de la même Chambre une version de la proposition - manifestement, il se méfiait du président, quoiqu’il ait été largement entendu au Congrès que Hastert avait été mandaté pour faire traîner la proposition. Après d’intenses pressions de la part de la Maison-Blanche et du Pentagone, on récrivit le texte de loi. La proposition approuvée par le Congrès réduisait considérablement le pouvoir du nouveau directeur, sous le prétexte de permettre au secrétaire à la Défense de conserver ses « responsabilités statutaires ». Fred Kaplan, dans le magazine on-line Slate, décrivit les véritables enjeux qui se tenaient derrière l’acte de Hastert, citant un assistant du Congrès qui avait exprimé son étonnement de ce que les lobbystes de la Maison-Blanche aient enfoncé la proposition de loi du Sénat et aient avancé « toutes sortes de raisons ridicules pour expliquer qu’elle était inacceptable ».

« Le plan de Rummy [Rumsfeld, NdT] était d’obtenir un compromis dans la proposition de loi, compromis par lequel le Pentagone conservait ses billes et la CIA perdait les siennes », me déclara l’ancien haut fonctionnaire des renseignements. « Après cela, toutes les pièces du puzzle se mirent en place. Il obtient une autorité non imputable sur les actions secrètes, de même que la possibilité de gérer directement les avoirs des renseignements nationaux » - y compris les nombreux satellites de renseignements qui gravitent en permanence autour de la planète.

« Rumsfeld ne veut plus devoir à en référer à quoi que ce soit via l’essoreuse à renseignement du gouvernement », poursuivit l’ancien fonctionnaire. « Le système de renseignements a été conçu pour mettre en concurrence les agences rivales. Ce qui manque, ce sera la tension dynamique qui assure que l’on puisse discuter les priorités de tout un chacun [au sein de la CIA, du DOD, du FBI et même du département de la Sécurité nationale]. L’implication la plus insidieuse du nouveau système, c’est que Rumsfeld n’a plus à raconter aux gens ce qu’il fait quand on lui demande ‘Pourquoi faites-vous cela ?’ ou ‘Quelles sont vos priorités ?’. Désormais, il peut tenir toutes les souris hors du matelas. »