La CIA, tortionnaire globe trotter

La CIA, tortionnaire globe trotter

Soupçonné d’appartenir à Al-Qaeda, Khaled el-Masri aurait été enlevé en Macédoine et torturé en Afghanistan. Il raconte pour « Libération ».

Par Philippe GRANGEREAU

jeudi 17 mars 2005 (Libération)

Ulm (Allemagne) envoyé spécial

Aujourd’hui encore, Khaled el-Masri, simple vendeur de voitures dans la petite ville allemande d’Ulm, ignore pourquoi les services secrets américains l’ont kidnappé sur son lieu de vacances, mené pieds et poings liés dans un avion et jeté dans une geôle immonde en Afghanistan, où il a été traité « comme un animal », dit-il, pendant cinq mois. Avant d’être relâché sur un sentier de montagne du nord de l’Albanie. La CIA l’a-t-elle confondu avec un homonyme ­ Khalid al-Masri ­ recherché pour ses liens avec Al-Qaeda ? « En tout cas, je veux comprendre ce qui m’est arrivé », plaide calmement El-Masri, encore sous le choc. « Le fait est, dit son avocat, Manfred Gnjidic, que les Etats-Unis ne peuvent pas ainsi impunément violer les droits d’un citoyen allemand. Sa terrible histoire aurait pu arriver à n’importe qui. »

Tout a commencé fin 2003 par un voyage en bus d’Ulm à Skopje, capitale de la Macédoine, peu après Noël. Une dispute avec son épouse libanaise, avec laquelle il vit ainsi que ses quatre enfants dans peu de mètres carrés, le décide à « décompresser » en s’offrant un séjour en Macédoine. Il traverse sans encombre plusieurs pays, mais les gardes-frontières macédoniens l’appréhendent le 31 décembre 2003 au vu de son passeport (El-Masri, d’origine libanaise, qui vit en Allemagne depuis vingt ans, est naturalisé allemand depuis dix ans).

Tandis que le bus repart, El-Masri est mené dans un hôtel de Skopje. Il restera enfermé dans une chambre pendant vingt-trois jours, en compagnie de trois policiers en civil se relayant toutes les six heures. « Nous savons tout », lui dit-on. Les interrogatoires se succèdent, en anglais, qu’El-Masri parle mal. On le questionne sur la mosquée d’Ulm qu’il fréquente. Ce lieu de culte est soupçonné depuis longtemps par la police allemande de soutenir le terrorisme islamiste. « Dites que vous faites partie d’Al-Qaeda et nous vous renvoyons en Allemagne », lui proposent ses gardiens, qui l’accusent d’avoir « suivi un entraînement à Jalalabad, en Afghanistan », de posséder un faux passeport et d’être en réalité égyptien. Refus d’El-Masri, qui exige, en vain, de voir un agent consulaire allemand. « Vous n’êtes pas prisonnier ! », soutiennent les gardes, qui toutefois pointent un revolver sur lui lorsque le captif fait mine de quitter la pièce aux rideaux tirés. « Ils m’accompagnaient jusque dans les toilettes », se souvient El-Masri.

Couche-culotte, menottes et chaînes

Le 23e jour, les policiers macédoniens lui annoncent sa libération. « Ton cas n’est plus de notre ressort », lui dit-on. Il signe une décharge et est filmé par la police affirmant qu’il a été bien traité. Mais à peine met-il les pieds hors de l’hôtel que d’autres hommes se jettent sur lui, lui mettent la tête dans un sac, l’enfournent dans un 4 x 4 et le conduisent dans une pièce, semble-t-il près d’un aéroport puisque le bruit des avions est audible. « A peine entré, les coups ont commencé à pleuvoir. Mes habits ont été ôtés aux ciseaux et au cutter. Les coups ont redoublé quand j’ai voulu garder mon pantalon. » Les agresseurs tentent de lui introduire un objet dans l’anus, puis il est photographié nu. « Il y avait sept ou huit hommes cagoulés, tous vêtus de noir. » Habillé de force d’un survêtement, il est équipé d’une couche-culotte pour adulte, de menottes attachées à une ceinture, et de chaînes aux pieds. Boules Quies dans les oreilles, la tête dans un sac opaque, il est mené à une passerelle d’avion, monte une quinzaine de marches, est attaché au sol et aux parois de ce qui lui paraît être « un avion de ligne ». Ses ravisseurs lui injectent un soporifique et il reprend ses esprits quelque temps plus tard dans un coffre de voiture, avant d’être projeté sur le sol d’une cellule sans literie, minuscule et poussiéreuse. Dans un coin, une cuvette pour ses besoins. Les gardes sont vêtus d’un shalwar-kamiz et d’un pacol, tunique et couvre-chef afghans.

« Dans ce pays, il n’y a ni droits ni lois »

Il ne met pas longtemps à se rendre compte qu’il se trouve en Afghanistan, à Kaboul, près d’un aéroport fréquenté. Un homme aux cheveux gris d’une soixantaine d’années, qu’il suppose être un médecin américain, lui fait une prise de sang. « Tu sais où tu es... Dans ce pays, il n’y a ni droits ni lois, personne ne sait où tu es, et tout le monde se fout de ce qui peut t’arriver », lui crie d’emblée son interrogateur, un homme masqué qui parle arabe « avec un accent libanais », mais « capable de parler parfaitement anglais ».

Les premiers interrogatoires se déroulent avec la présence silencieuse de sept ou huit autres hommes masqués. Battu, projeté contre les murs de la salle d’interrogatoire, El-Masri est à nouveau accusé d’appartenir à Al-Qaeda, d’avoir fréquenté deux des pirates de l’air du 11 septembre 2001, Mohammed Atta et Ramzi Bin al-Shibh. Il nie tout et exige de contacter l’ambassade d’Allemagne. La prison, située en sous-sol, est « gérée par des Américains, qui ne cachent pas leur nationalité », explique-t-il. « Nous allons en référer à Washington », lui répondent-ils lorsqu’il décide, en mars 2004, de faire une grève de la faim avec les huit autres détenus, avec lesquels il parvient à échanger des messages. Il y a deux Pakistanais nés en Arabie Saoudite, un Pakistanais vivant aux Etats-Unis, un Yéménite résidant en Arabie Saoudite, deux Afghans et deux Tanzaniens. « Comme moi, tous avaient été kidnappés dans diverses régions du monde, dit El-Masri. Mais eux avaient été terriblement torturés dans une autre prison spéciale en Afghanistan, ce qui n’a pas été mon cas. Certains avaient été violés, d’autres suspendus au plafond des jours entiers, aspergés d’eau et exposés au froid hivernal, ou laissés des mois entiers dans des pièces avec une musique à fond en permanence. » La grève de la faim collective dure trente-cinq jours. « J’étais seul dans ma cellule vide, ou rien ne pouvait me détourner de la souffrance de la faim. Chaque heure me paraissait être un jour. Mais le pire pour moi, c’était de ne pas connaître la raison de ce qui m’arrivait. » Pour finir, ses geôliers le nourrissent de force avec un tube introduit par le nez, et il cesse sa grève de la faim. Les Américains lui promettent une libération prochaine. Sept de ses codétenus sont, eux, évacués dans un autre lieu de détention dans un camion-container ­ un moyen courant de transporter des prisonniers en Afghanistan. Depuis sa cellule, il aperçoit un bâtiment, et crie pour faire connaître sa présence. Les deux directeurs de la prison secrète, un Afghan et un Américain, viennent le sermonner dans sa cellule.

Son exigence répétée de voir un représentant allemand porte ses fruits puisqu’un jour apparaît « Sam », un Allemand qui refuse de dire s’il représente les autorités de Berlin. L’homme est amical, lui fait comprendre qu’il est là pour préparer sa libération. Celle-ci, dit-il, « peut prendre un certain temps car les Américains sont déterminés à ne pas laisser de traces de [ton] passage à Kaboul ». Pour cette raison, ajoute le mystérieux Allemand, son retour « doit se faire d’une manière compliquée ». Sam lui demande s’il parlera à la presse. « J’ai dit que non. J’avais trop peur qu’ils se débarrassent de moi. »

Relâché sur un sentier albanais

Une semaine plus tard, Sam lui explique qu’il ne mangera ni ne boira pendant 24 heures car il ne pourra faire ses besoins durant le voyage qui l’attend. El-Masri est à nouveau mené, les yeux bandés, dans un avion, en compagnie de Sam. A l’arrivée, un groupe d’hommes silencieux le conduit sept à huit heures durant dans un minibus. Son bandeau ôté, il découvre une forêt dans un paysage montagneux, et le groupe d’homme masqués qui l’accompagne. Son passeport, son argent et toutes ses possessions confisquées cinq mois plus tôt lui sont restitués. On lui fait signe de suivre un sentier, sur lequel il rencontre, 300 mètres plus loin, trois militaires albanais en uniforme qui l’attendent. Ils exigent son passeport. « Vous n’êtes pas en règle », lui disent-ils. El-Masri leur raconte son odyssée, accueillie par les rires de l’officier, anglophone : « Ne racontez pas cette histoire, personne ne vous croira. » Visiblement au courant de son jeûne forcé, les trois militaires lui remettent un paquet apparemment préparé pour lui contenant de la nourriture, puis le conduisent en voiture à nouveau pendant sept à huit heures à l’aéroport Mère Teresa de Tirana, l’aident à acheter un billet pour Francfort et le mettent dans l’avion. Son passeport, vu par Libération, est tamponné à la date du 29 mai 2004. De Francfort, le rescapé rejoint Ulm, où il découvre que sa femme, persuadée qu’il l’avait quittée pour une autre, est partie au Liban avec ses quatre enfants. Elle l’a aujourd’hui rejoint à Ulm.

Amnesty International tout comme la justice allemande prennent très au sérieux le cas de Khaled el-Masri, qui a porté plainte contre X. De nombreux éléments corroborent son récit, à commencer par les tampons sur son passeport et le témoignage du chauffeur du bus. L’hôtel de Skopje a été retrouvé par son avocat, ainsi que deux des compagnons de prison d’El-Masri, également relâchés par les Américains. « Nous avions tous appris par coeur les numéros de téléphone des uns et des autres, de manière à ce que si l’un d’entre nous sortait, il avertirait les familles des autres », explique El-Masri. Un laboratoire allemand, qui a analysé plusieurs cheveux d’El-Masri, a conclu que son régime alimentaire correspondait à la région géographique où il dit avoir été retenu, selon son avocat.