Falloudjah, ville irakienne assassinée

Falloudjah, ville irakienne assassinée

Eman Ahmed Khammas

14-03-2005

lecourrier.programmers.ch

Voyage au coeur d’une ville détruite. Un lieu sans médicaments, ni eau, ni électricité, où les check points rendent tout déplacement impossible. « Peu importe qu’ils veuillent nous humilier, mais nous souhaiterions au moins pouvoir circuler librement », affirme un médecin de Falloudjah. La situation est tragique, puisque les ambulances sont aussi la cible d’attaques armées. Témoignage d’une journaliste irakienne. Eman Ahmed Khammas est une journaliste iraquienne. Elle vit et travaille à Bagdad. Elle a visité Falloudjah au mois de février, en compagnie d’une délégation humanitaire.

Voyage au coeur d’une ville détruite. Un lieu sans médicaments, ni eau, ni électricité, où les check points rendent tout déplacement impossible. « Peu importe qu’ils veuillent nous humilier, mais nous souhaiterions au moins pouvoir circuler librement », affirme un médecin de Falloudjah. La situation est tragique, puisque les ambulances sont aussi la cible d’attaques armées. Témoignage d’une journaliste irakienne.

Je vois Falloudjah et je comprends ce que les Américains voulaient dire en parlant d’opération « frappe et terrorise ». Ce n’est pas seulement la ville ravagée par l’assaut américain, pas seulement les maisons, les écoles, les hôpitaux, les routes, les magasins détruits ; pas seulement les murs carbonisés, les tas de poussière, les vies détruites. Non, ce que je lis sur les visages des habitants, c’est beaucoup plus que cela. Je ne pourrais trouver de définition plus précise que « frappe et terrorise ». C’est le silence qui cache la colère, le dépit, la fatigue, l’impuissance et le soupçon pour tout et pour tous. C’est la tristesse. « Vous êtes du comité ? » me demande un vieil homme occupé à fouiller dans les ruines, en voyant mon appareil photo. « De quel comité ? » réponds-je. Il échange un regard avec son fils et me dit : « Si tu peux apporter quelque chose d’utile, alors parle, sinon va-t-en et range ton appareil. » Il ajoute : « Regarde derrière moi. » Derrière lui se trouvent des nids de soldats (appelés ainsi par un de mes amis américains) cachés sur les toits des habitations. « Si tu veux te balader dans la ville, dis que tu es du comité », me suggère-t-il.

Je ne le ferai pas. Je m’adresse à un pharmacien, occupé à reconstruire un centre de soins dans la zone de Jolan, pour lui demander s’il y a des femmes et des enfants qui ont besoin d’une aide urgente.

PAS DE VACCINS

Le docteur Najm, responsable du Jolan Health Center, dit que sa structure de soins reçoit au moins mille patients par jour. Cette surcharge est due à la destruction par les bombes de l’autre centre de soins de la région. Le Jolan est ouvert vingt-quatre sur vingt-quatre avec quatre ou cinq médecins hommes et peu de doctoresses, car les femmes de Bagdad ont de la peine à parvenir jusqu’ici. Le centre manque de tout : même de stéthoscopes et de manomètres. Najm dresse une liste à Intisar, un médecin femme. Il s’agit des médicaments qui manquent au dispensaire, y compris les plus basiques : antibiotiques et antidouleur. Le centre a reçu un générateur d’électricité trois mois après l’attaque d’octobre dernier. Et les vaccins ? Pas de vaccins.

Le docteur Thamir, directeur des hôpitaux de la région de Falloudjah, se plaint car le Ministère de la santé n’a aucune perception des problèmes qui frappent cette région. La pénurie de médicaments, de matériel, d’électricité n’est pas le seul problème. Le problème c’est aussi la liberté de mouvement. « Parfois, je reste bloqué à des check points pendant des heures », proteste le docteur Thamir. « Pour un trajet de dix minutes, il faut compter à présent deux heures. « Peu importe qu’ils veuillent nous humilier, mais nous souhaiterions au moins pouvoir circuler librement. Même les ambulances sont attaquées. Le dernière fois que des médicaments sont arrivés, ils sont restés bloqués à un contrôle. Il a fallu les répartir dans de petits sachets individuels. La route pour Ramadi (capitale de la province, ndlr) est bloquée. La ville est assiégée depuis plusieurs jours. »

PARCOURS D’OBSTACLES

Accéder à l’hôpital principal de Falloudjah nous a fait mieux comprendre la situation. Il se situe au-delà du vieux pont, en dehors de la ville. Les troupes US profitent de l’obstacle naturel de la rivière pour bloquer l’accès ou la sortie de la ville. Le pont est fermé. Les patients doivent franchir trois check points pour accéder à ce pont qui mène à l’hôpital. Nous laissons la voiture sur la place du marché, elle aussi détruite, loin du premier check point, et nous poursuivons à pied. Les policiers irakiens du premier poste de contrôle sont convaincus que les soldats américains ne nous laisseront pas passer. Au deuxième poste, cela se confirme : « Non, les femmes doivent passer par l’autre pont », nous dit un soldat US, en nous indiquant un pont qui se trouve à deux kilomètres de distance. « Mais pourquoi les femmes doivent-elles faire ce détour ? » « Je ne sais pas, Madame », me répond le soldat. « Nous ne sommes pas des patients de l’hôpital, nous devons juste rencontrer le docteur Ayad pendant trente minutes, il nous attend », dit la doctoresse Intisar. Le soldat appelle son chef pour lui expliquer la situation. Il nous laisse finalement passer, mais seulement pour trente minutes. Alors nous accélérons le pas.

« Mais pourquoi les femmes doivent-elles faire ce détour ? Si une femme est enceinte ou blessée, comment va-t-elle faire ? » C’est la première question que je pose au docteur Ayad. « En fait, à ce poste de contrôle, les soldats n’ont pas de femmes pour fouiller les femmes. C’est un problème très ennuyeux pour tous. Vous imaginez ce que cela implique pour les vieux, pour les cas d’urgence, qui doivent marcher jusqu’à l’hôpital, parfois en pleine nuit. » Il n’y a aucune priorité, ni pour les ambulances ni pour les femmes enceintes. Je poursuis avec mes questions : « Mais pourquoi les soldats ne placent-ils pas le check point après l’hôpital ? » « Nous avons tenté de négocier avec les officiers américains. Ils ont finalement accepté de libérer le passage sur le pont qui donne accès à l’hôpital. Mais, dans la pratique, rien ne se passe. »

VISITE AUX FAMILLES

Le docteur Ayad donne à son tour une liste des médicaments qui font défaut. « Vous pensez pouvoir nous obtenir des fauteuils à roulettes ? » demande le docteur Ayad à la doctoresse Intisar. « Combien en voulez-vous ? » « Faites au mieux, mais il en faudrait une centaine. » Le docteur promet de me montrer les fiches cliniques des enfants de l’hôpital, mais nous n’avons plus le temps. Le docteur nous accompagne au poste de contrôle. Les soldats le connaissent, mais il subit une fouille, comme tous les autres.

De retour sur la place, certaines personnes nous demandent si nous voulons visiter le cimetière. « Il y a deux mille cinq cents tombes de plus. » L’un d’entre eux propose de nous accompagner. « Pourriez-vous plutôt nous emmener à Gebeil », et je lui explique que notre priorité est d’aider les enfants blessés. L’homme nous accompagne chez un cheik, qui hésite. « Beaucoup de personnes viennent me voir, pleins de bonne volonté. Je leur donne des informations précieuses et ensuite je n’ai plus aucune nouvelle. C’est un peu agaçant. » Je comprends la situation et n’insiste pas. Le cheik est vraiment en colère : l’aide financière qui n’arrive pas, l’opportunisme de certains partis politiques pendant les élections, son impuissance à aider les familles qui viennent lui demander de l’aide...

Il nous accompagne pour une visite à deux familles, près d’ici. La première famille est constituée d’une veuve et de ses deux filles. Sa maison a été entièrement détruite. Cette femme de 50 ans a perdu son mari et son fils de 18 ans dans les bombardements de la ville. Ils sont morts sous les ruines. Sa fille Sheima, 12 ans, est mentalement handicapée et paralysée. La famille survit grâce à l’aide des proches. Je lui demande : « Que vas-tu faire, à présent ? » « J’attends la compassion de Dieu et les aides financières. »

La deuxième famille est celle de Khalaf Abid Khalaf, ambulancier tué durant les combats de Falloudjah. Il a laissé sa femme avec six enfants à charge, dont l’aîné n’a que 12 ans. « Allez à Gebeil, et vous comprendrez les raisons de ma colère », nous suggère le cheik.

L’ÉPICENTRE À GEBEIL

Sur la route en direction de Gebeil, je demande au chauffeur de s’arrêter devant une école. Un panneau indique qu’ici se trouvent deux écoles de filles dans le même bâtiment. Une partie du toit s’est écroulée, un cratère de dix mètres de diamètre éventre la cour de l’école, les fenêtres sont brisées. Je prends quelques photos et, au moment où je m’éloigne, une femme m’appelle : « Viens prendre des photos des salles de cours, les filles sont en train d’étudier. » C’est la vice-directrice de l’école, elle m’a vue depuis la fenêtre. Je suis surprise, car je pensais vraiment l’école abandonnée.

Les classes sont bondées et froides. Le vent rentre par toutes les fissures et les fenêtres. Le bureau du directeur, les toilettes, le jardin, tout est en ruine. « Ce n’est pas dangereux de rester ici pour ces enfants ? » « Bien sûr, mais comment faire autrement. » la vice-directrice me propose de visiter l’école des garçons, à proximité. J’y vais. Dans cette école il n’y a personne, à l’exception du concierge et de sa famille. L’école est presque entièrement détruite. Les classes et les bureaux sont recouverts par des tas de cendres. « Que faites-vous encore ici, il n’y a plus rien à faire ? » dis-je au concierge. « Mais où puis-je aller ? Ici, c’est ma maison. »

« Tu es sûre de vouloir aller à Gebeil ? » me demande le chauffeur. « Oui. Pourquoi ? » « Il n’y a aucun problème, mais dans ce cas cache ton appareil photo. » Apparemment, la « tempête de feu » américaine a eu Gebeil pour épicentre. La plupart des maisons sont totalement rasées, les cratères des explosions sont des mares d’eau stagnante et il y a des montagnes de détritus un peu partout dans les rues. Peu de familles sont restées. Des femmes font la queue devant des réservoirs pour se procurer un peu d’eau. En effet, le docteur Thamir nous avait déjà expliqué que l’eau du réseau n’était plus potable.

BEAUCOUP DE FOUILLES

Lorsque le chauffeur voit des véhicules américains sur la route, il change de voie pour les éviter. « Pourquoi ? » demandé-je, « nous n’avons rien à nous reprocher ». Il ne répond pas, mais esquisse un sourire. Soudain, une vieille Toyota rouge nous arrête. Quatre hommes sortent de la voiture et s’approchent. Et les questions fusent : qui êtes-vous, que faites-vous ici, pourquoi prenez-vous des photos ? Je donne toutes les explications d’usage et les raisons de notre présence ici. Ils sont juste méfiants, sans plus. Enfin ils parlent : « Il se fait tard, venez avec nous. Vous pouvez rester avec nos familles, ou alors revenir demain. Nous pouvons vous aider. » Nous les remercions et promettons de revenir dans quelques jours.

Sur la route en direction de Bagdad, trois Iraquiens de la Garde nationale nous arrêtent. Ils fouillent la voiture, vérifient nos papiers d’identité, jettent un dernier coup d’oeil, plaisantent un peu et nous laissent partir.

Traduit et adapté par Luca Benetti