La vie sous les bombes. Par Dahr Jamail

La vie sous les bombes

Dahr Jamail

2-02-2005

Traduit par J-M. Flémal

L’un des aspects les moins mentionnés de l’occupation américaine de l’Irak a trait au recours parfois aveugle des militaires américains à leur puissance de feu aérienne. Les médias occidentaux traditionnels n’ont en général pas assisté au largage par les avions de combat F-16 de leurs chargements de bombes de 500, 1000 ou 2000 livres sur les villes irakiennes, ni aux conséquences de ces raids aériens. S’il arrive que certaines bombes ou missiles tombent sur des combattants de la résistance, la majeure partie des pertes humaines concerne des civils - mères, enfants, personnes âgées et autres citoyens désarmés.

« Les troupes de la coalition et les forces de sécurité irakiennes sont probablement responsables d’environ 60% des pertes civiles irakiennes imputables au conflit - bien plus que n’en provoquent les insurgés -, révèlent les rapports confidentiels obtenus par l’émission Panorama de la BBC. » Comme le communiquait récemment la BBC, leurs nombres ont été recensés par le ministère irakien de la Santé, en partie à cause du refus des administrations Bush et Blair de le faire. Dans le cas de Fallujah, où les militaires américains ont estimé à 2000 le nombre de tués durant le récent assaut contre la ville, on suppose qu’au moins 1200 des morts étaient des civils non combattants.

« J’ai quelques amis à Fallujah. Leurs maisons ont été prises pour cibles par des avions de sorte qu’ils se sont enfuis et que personne ne les a revus depuis », m’a dit Mehdi Abdulla dans un camp de réfugiés à Bagdad. Sa propre maison a été complètement détruite par des avions de combat américains au cours de l’assaut contre Fallujah, en novembre - et en Irak, aujourd’hui, son expérience est loin d’être unique.

Ce que tout journaliste doit faire, c’est tendre l’oreille ou essayer d’apercevoir les avions survolant Bagdad en grondant et dont la mission, une fois par semaine voire quotidiennement, à certains moments, est d’aller bombarder Mossoul, Fallujah et d’autres endroits à problèmes. Il est tout bonnement impossible de traverser les rues de Bagdad sans apercevoir plusieurs hélicoptères Apache ou Blackhawk frôler les toits. Leurs pales vrombissantes sont si proches du sol et si puissantes qu’elles déclenchent les alarmes des voitures dans leurs sillages chaque fois que ces engins survolent un quartier.

Avec leurs troupes terrestres de plus en plus disséminées et dont les hommes ont l’air de plus en plus hagard - après tout, 30% d’entre eux en sont à leur second tour de service dans cette occupation brutale de l’Irak -, les commandants américains, en fait, comptent plus que jamais sur la force aérienne pour se donner un peu d’aise. L’assaut contre Fallujah, en novembre dernier, n’a même pas été déclenché avant que les avions de combat, au cours de chaque journée précédente, ou presque, n’aient largué des bombes de 500 et 1000 livres sur les présumés foyers de résistance de la ville assiégée. Durant cette période, des chasseurs à réaction ont sillonné le ciel de Bagdad durant des nuits et des nuits d’affilée, accomplissant mission après mission pour aller larguer leurs chargements sur Fallujah.

« La puissance aérienne reste le seul avantage dissymétrique probant que les Etats-Unis ont sur leurs ennemis », écrit Thomas Searle, un analyste de la défense militaire travaillant à l’Airpower Research Institute de la base aérienne de Maxwell, en Alabama. « Pour rendre la puissance aérienne réellement efficace contre la guérilla, au cours de cette guerre, nous ne devons pas attendre que le commandant des forces combinées ou le commandant de la composante terrestre nous dise ce qu’il faut faire. En lieu et place, nous devons développer et employer de façon offensive les capacités aériennes contre la guérilla. »

« Employer de façon offensive les capacités aériennes » - eh oui, c’est ce qu’ils ont fait, bien évidemment.

« Même les poules et les moutons sont effrayés »

« Le premier jour du ramadan, nous sommes allés à la prière et l’imam venait à peine de prononcer ‘Allahou Akbar’ (Dieu est grand) que les avions sont apparus. » Abou Hammad évoque les premières étapes de la campagne de Fallujah en novembre. « Ils venaient régulièrement la nuit et larguaient leurs bombes partout sur Fallujah. Ca n’a pas cessé, pas même un instant. »

Aujourd’hui, ce commerçant de 35 ans est un réfugié et vit dans une tente sur le campus de l’université de Bagdad, en compagnie de 900 autres sans-abri de Fallujah. « Quand les Américains ne trouvaient pas de cible à bombarder », explique-t-il, « ils utilisaient des bombes à bruit rien que pour terroriser les gens et les enfants. La ville vivait dans un effroi permanent. Je ne puis vous décrire à quel point tout le monde était paniqué. » Il parle d’une voix tendue et son corps commence à trembler à mesure que ses souvenirs refont surface. « Le matin, j’ai trouvé Fallujah vide, comme si personne n’y vivait. On avait l’impression que Fallujah avait déjà été bombardé et complètement rasé. Comme si rien n’était resté. »

Quand Abou Hammad dit « rien », c’est bien ce qu’il veut dire. On estime aujourd’hui que 75% des maisons et bâtiments de la ville ont été détruits, soit par les avions et les hélicoptères, soit par les tirs de barrage de l’artillerie. La quasi-totalité des 25% restants ont subi au moins quelques dégâts aussi.

« Même le central téléphonique de Fallujah a été rasé », ajoute-t-il en respirant de plus en plus vite car, explique-t-il, chaque fois qu’il essaie d’expliquer quelque chose, sa colère décuple. « Plus rien ne fonctionne à Fallujah, désormais ! »

Plusieurs hommes qui nous entourent sont tous des réfugiés comme Hammad. Ils acquiescent de la tête tout en fixant le soleil qui se couche, à l’est, du côté où se trouvait naguère leur ville.

Dans une grande partie des villes irakiennes, les gens racontent comment ils ont été terrorisés par la puissance de feu de l’aviation américaine, qui se déchaîne souvent sur des quartiers fortement peuplés. Ceux-ci, en effet, ont été assimilés à des cibles aussi valables que n’importe quelle zone de tir « autorisée ».

« Il n’y a pas de limite à l’agression américaine », commente un cheikh [= homme âgé respectable, pas nécessairement chef ou notable, NdlR] de Baquba, une ville située à 30 milles au nord-est de la capitale. Il se dit d’accord de discuter de la question des frappes aériennes, à la seule condition de rester anonyme, par crainte de représailles de la part des militaires américains.

« Les avions de combat volent généralement si bas qu’on peut voir les pilotes assis dans le cockpit », me raconte-t-il, se servant de sa main pour mesurer l’horizon et indiquer exactement ce qu’il entend par bas. « Les hélicoptères volent même plus bas, si bas qu’ils pointent leurs armes sur les gens et que ça effraie tout le monde. Comment des humains peuvent-ils vivre de cette façon ? Même nos animaux, les poules et les moutons, en sont effrayés. Nous ne savons pas pourquoi ils nous font tout ça. »

« Toute ma maison tremblait »

La terreur aérienne a commencé le premier jour de l’invasion, en mars 2003. « Le 19 mars, à deux heures du matin, nous dormions », raconte d’une voix douce Abdulla Mohammed, père de quatre enfants, tandis que nous sommes assis dans son modeste logis de Bagdad. « Je me suis éveillé en sursaut, suite aux violentes déflagrations des bombes. Tout ce que j’ai pu faire, c’est regarder la télévision et constater que tout était en train d’être bombardé à Bagdad. »

Près de chez lui, une pile de parpaings de béton et de poutrelles tordues qui, naguère, avaient été un central téléphonique, sont restés là, enchevêtres, comme les hideux vestiges de la façon dont la guerre a commencé pour les Bagdadiens. « J’étais tellement terrifié. Toute ma maison tremblait », poursuit-il, « et les vitres se brisaient. J’avais peur que le plafond ne s’écroule sur nous à cause des bombes. »

Visiblement, presque deux ans plus tard, il est toujours bouleversé quand il décrit ce que c’était que de vivre ans cette première vague de choc et de terreur venue des airs. « C’était incroyable de voir les objets de ma maison sauter en l’air quand les bombes percutaient le sol. Elles sont si puissantes. » Il s’arrête un instant et lève les mains en un geste d’impuissance avant de poursuivre : « Personne ne se sentait à l’abri et on ne pouvait rien faire. Les gens cherchaient du pain et des légumes de façon à pouvoir survivre chez eux, mais ils ne savaient où aller : nulle part, on n’était en sécurité. »

Il vit avec sa femme et ses enfants dans la partie centrale de Bagdad, mais à plusieurs milles des endroits où ont sévi les bombardements les plus lourds de la campagne de choc et de terreur de l’administration Bush. Néanmoins, même à cette distance, dans la capitale très peuplée, ç’a été un cauchemar. « Tout le monde était terrifié. Même les gardes qui se trouvaient dans les rues avaient quitté leurs maisons du fait que tout allait être détruit », dit-il. « Les routes étaient barrées, tellement il y avait des explosions. »

« Ma famille tremblait de peur », ajoute-t-il, regardant par terre. « Chacun priait Dieu pour qu’il le protège des bombardements. Il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité et tout ce que nous avions, c’étaient les provisions supplémentaires que nous avions achetées un peu avant. »

A l’instar du cheikh de Baquba, lui et sa famille continuent à vivre dans la crainte de ce que pourraient déclencher à tout instant les avions et hélicoptères de combat américains. « Pour le moment, il y a toujours des hélicoptères qui survolent mon quartier. Ils sont si bruyants et volent si bas. Mes fils en ont peur. J’entends si souvent passer les avions de combat. »

Brusquement, il hausse la voix, une voix d’ordinaire étouffée, dans laquelle on peut déceler, bien ancrée, une touche de panique. « Même la nuit dernière, les avions sont passés si bas au-dessus de chez nous ! Nous ne savons jamais s’ils vont bombarder. » Après une pause, il conclut : « Nous pouvons seulement espérer que non. »

« Même les mosquées cessent d’annoncer la prière du soir... »

Il n’y a pas moyen, sans revenir encore et toujours sur Fallujah, de discuter du fait que les Américains s’appuient sur la force aérienne dans une guerre qui, aujourd’hui, se déroule pour une part importante à l’intérieur même de villes à forte densité de population. Alors qu’on estime que 200.000 réfugiés de cette ville continuent à vivre dans des camps de tentes ou à s’entasser dans des maisons (avec parfois 25 familles confinées sous un même toit), des récits horrifiants de ce qu’était la vie là-bas sous les bombes, dans la ville assiégée, commencent seulement à voir le jour aujourd’hui.

Ahmed Abdulla, un Fallujien décharné de 21 ans, a accompagné la quasi-totalité de sa famille quand celle-ci a fui la ville, se frayant un chemin dans les faubourgs dangereux situés à proximité du cordon installé par l’armée américaine autour de la ville assiégée. Le 8 novembre, il se mettait en route pour Bagdad, avec sa mère, ses trois sœurs (26, 20 et 18 ans) et deux frères plus jeunes (12 et 10 ans). Toutefois, l’armée américaine n’avait pas autorisé son père à quitter la ville parce qu’il était en « âge de combattre ». Ahmed n’avait reçu l’autorisation de sortir de la ville que parce que sa mère avait pu convaincre un soldat américain que, sans lui, ses sœurs et ses plus jeunes frères couraient de grands dangers à voyager seuls. Par chance, le soldat avait compris sa requête et l’avait donc laissé passer.

Le père d’Ahmed avait dit à sa famille qu’en lieu et place, il resterait pour veiller sur leur maison. « La maison, c’est tout ce que nous avons, et rien d’autre », commente Ahmed, d’un air découragé. « Nous n’avons pas de terre, pas de bétail, rien. »

En me narrant l’odyssée de sa fuite, semblable à celle de nombreux Fallujiens, Ahmed me dit que son père les avait conduits dans la voiture familiale le long de routes venteuses, désertes, en sortant par le côté est de la ville, considéré comme la zone la plus calme au moment où les combats avaient débuté. Ils avaient quitté la voiture à un kilomètre des check-points américains et avaient marché le reste du trajet, agitant de petits « drapeaux » blancs afin que les soldats n’aillent pas les confondre avec des rebelles. « Nous avons marché en tenant les mains en l’air, nous attendant à ce qu’ils nous tirent dessus à tout moment », dit Ahmed d’une voix douce, « ç’a été si dur pour nous, à ce moment, et il y avait tant de familles qui essayaient de sortir. »

Ces habitants encore coincés dans la ville n’avaient que deux heures par jour pour sortir et tenter de trouver de la nourriture. La plupart du temps, leur électricité était coupée et les robinets ne donnaienrt de l’eau que par intermittence. « Chaque nuit, nous nous disions mutuellement adieu parce que nous nous attendions à mourir », dit-il. « Chaque nuit, il y avait des bombardements extrêmement lourds de la part des avions. Ma maison tremblait quand les bombes frappaient la ville, et les femmes pleuraient sans arrêt. » Il ne peut chasser de son esprit les bourdonnements des drones (appareils de surveillance sans équipage) qui passaient par-dessus leurs têtes, ni les explosions permanentes des « bombes à commotion » (ou quel que soit le nom qu’il leur donnait) dont il prétendait que les Américains les lançaient rien que pour tenir les gens éveillés.

« J’ai vu un homme mort près de chez nous », explique-t-il. « Mais je pouvais à peine voir son visage parce qu’il y avait plein de mouches sur lui. Les mouches étaient si épaisses et je ne pouvais supporter l’odeur du mort. Tout autour de son corps, son sang avait noirci complètement sur le sol. Je ne sais pas comment il est mort. »

La vue de tels corps, souvent abattus par des tireurs américains, était devenue habituelle, dans la ville. Ils restaient sans sépulture, en partie parce que de nombreuses familles n’osaient pas s’aventurer en dehors d’un ou de deux stades de football que l’on avait tranformés à la hâte en « cimetières des martyrs ». Au lieu de cela, elles enterraient leurs propres morts dans leur jardin et laissaient les autres corps là où ils étaient.

« Ainsi, nous restions à l’intérieur tout le temps et nous priions. Plus les bombes explosaient, plus nous priions et pleurions. » Tels sont les termes dans lesquels Ahmed décrit la vie à Fallujah même, pendant que la ville était vouée à la destruction. Comme il l’explique, chaque nuit, dans la ville assiégée, semblait osciller entre un calme inquiétant et de soudains éclats de combats particulièrement âpres. « Même les mosquées ont cessé d’annoncer la prière du soir, à certains moments », dit-il. « Et, ensuite, tout redevenait si calme - hormis les drones militaires qui vrombissaient au-dessus de nos têtes et les avions américains qui tiraient des fusées éclairantes. »

Il était impossible, prétend-il encore, de dormir la nuit à cause du moindre bruit - un avion de combat ou un hélicoptère qui s’approchait - et, tout de suite après, tout le monde était éveillé. « Nous nous remettions tous ensemble à prier à voix haute et avec ferveur. Pour que Dieu nous protège et qu’il écarte les combats loin de notre ville et de notre maison. »

Tout semblant de situation normale avait naturellement abandonné les alentours de Fallujah depuis longtemps ; les écoles étaient fermées depuis des semaines, il y avait une sévère pénurie de médicaments et d’équipements médicaux et les civils, toujours coincés dans la ville avaient une tâche bien simple - rester en vie coûte que coûte. Quand on sortait, ne fût-ce que brièvement, plus rien n’était reconnaissable. « On pouvait voir des quartiers où tout avait été anéanti. Il ne restait absolument rien », explique-t-il. « Parfois, on pouvait avoir de l’eau, mais il n’y avait plus d’électricité du tout. »

Sa famille se servait d’un petit générateur qu’ils faisaient fonctionner avec parcimonie parce qu’ils ne pouvaient plus trouver de carburant. « Nous sommes tombés à court de nourriture quand les Américains ont commencé à envahir la ville, et tout ce que nous avons eu, alors, ç’a été de l’eau impropre, si bien qu’en fin de compte, quel autre choix avions-nous, à part tenter de sortir de là ? »

« Pourquoi les Américains nous ont-ils tous bombardés dans nos maisons ? », demanda Ahmed vers la fin de l’interview. On pouvait sentir son désarroi. « Même ceux d’entre nous qui ne combattent pas souffrent tellement à cause des bombes et des chars américains. Ne comprennent-ils donc pas que ça va monter des tas de gens contre eux ? »

« J’ai vu des bombes à fragmentation partout »

Mohammad Ali, 53 ans, qui vit dans un village de tentes à Bagdad, était au nombre de ceux qui voulaient parler des souffrances qu’ils avaient endurées suite aux bombardements de novembre. Mohammad est un homme bâti comme un ours, son visage affable dément son profond désespoir alors qu’il s’appuie sur une canne en bois tout usée. Il résume son expérience comme suit : « Nous n’avons pas eu l’impression qu’il y a eu un ‘aïd’ [la période de fête traditionnelle qui suit le ramadan] après le ramadan de cette année, parce que notre situation était vraiment mauvaise. Tout ce que nous avons eu, c’est un jeûne supplémentaire. J’ai demandé à Dieu de nous sauver mais notre maison a été bombardée et j’ai tout perdu. »

Les réfugiés ne sont pas les seules personnes disposées à décrire ce qui s’est passé à Fallujah comme étant la conséquence de ce qu’ont largué les avions de combat, les bombardiers et les hélicoptères sur la ville. Burhan Fasa’a, un journaliste de 33 ans, la peau sur les os, travaille comme caméraman pour la Lebanese Broadcasting Company. Il était à l’intérieur de la ville durant les huit premiers jours de l’assaut de novembre. « J’ai vu au moins 200 familles dont les maisons se sont écroulées sur elles, à cause des bombes américaines », dit-il, « j’ai vu un grand nombre de personnes tuées dans la partie nord de la ville et la plupart d’entre elles étaient des civils. »

Comme tant d’autres avec qui j’ai parlé et qui se sont enfuis de Fallujah, il décrit des scènes de mort et de désolation en abondance dans ce qui, naguère, était une ville de dimensions relativement modestes. La majeure partie de ces destructions résultent de bombardements - bien que les annonces officielles aient insisté sur leur « ciblage » et leur « précision » - qui, à ceux qui en ont fait les frais, paraissaient manquer insupportablement de discernement.

« Il y avait tellement de blessés, et si peu de fournitures médciales, que les gens mouraient de leurs blessures », explique-t-il. Il parle également des bombes à fragmentation qui, prétend-il - à l’instar de nombreux autres témoins de Fallujah -, ont été utilisées par l’armée en novembre ainsi que durant le premier assaut avorté des Marines, en avril. Le largage de bombes à fragmentation dans des zones où vivent des civils est une violation directe des Conventions de Genève.

« J’ai vu des bombes à fragmentation partout », dit-il calmement, « et tant de cadavres brûlés qui ne portaient pas de blessures par balles. »

Une femme médecin qui avait fui Fallujah après le début des attaques et qui travaille aujourd’hui dans un hôpital, dans un petit village en dehors de la ville, tenait des propos du même genre (bien qu’elle ait insisté pour que son nom ne soit pas mentionné) : « Ils ont abattu tous les moutons. Tous les animaux que possédaient les gens ont été abattus », dit-elle. « Les hélicoptères abattaient tous les animaux et tout ce qui bougeait dans les villages autour de Fallujah. »

« J’ai vu un corps sans vie dont je ne me souviens que trop bien. Le premier sur lequel on pût voir des ampoules sur la peau, une coloration anormale, et des trous de brûlures dans les vêtements. » Elle décrit aussi des patients en traitement qui - et elle est péremptoire - avaient été touchés par des armes chimiques et du type utilisant le phosphore blanc. « Et j’ai vu tellement de corps avec ces marques étranges, et aucun d’eux ne présentait des blessures par balles ou autres blessures apparentes, ils étaient morts, avec cette décoloration et cette peau présentant des boursouflures, et les vêtements brûlés. Je l’ai vu de mes propres yeux. Ces corps se trouvaient dans le centre de Fallujah, dans la vieille Fallujah. »

A l’instar de Burhan, quand elle se trouvait encore en ville, elle a également vu de nombreux bâtiments civils anéantis par les bombes. « J’ai vu deux écoles bombardées, et toutes les maisons qui les entouraient de même. »

« Pourquoi notre famille a-t-elle été bombardée ? »

Deux sœurs m’ont proposé un autre regard sur ce que cela voulait dire que de vivre dans une ville sous attaques aériennes. Ces deux sœurs, Muna et Selma Salim, sont également des réfugiées de Fallujah et les deux seules survivantes d’une famille de dix personnes dont les autres ont été tuées lorsque deux roquettes, tirées d’un avion de combat américain, ont frappé leur maison. Leur mère, Hadima, 65 ans, est morte durant l’attaque, en même temps que son fils Khalid, un capitaine de la police irakienne, sa sœur Ka’ahla et son fils de 22 ans, leur sœur Adhra’a de 45 ans, enceinte, son mari Sam’r, qui avait un doctorat en sciences religieuses et leur fils de 4 ans, Amorad.

Muna, toujours épuisée à la suite de ses épreuves, pleure presque constamment tout en me racontant son histoire. Même son abaya, qui la couvre presque entièrement, ne peut dissimuler les vagues de chagrin nerveux qui fouettent son corps pourtant très las. Elle parle de sa sœur morte, Artica. « Je ne puis me défaire de la vision de son fœtus arraché de son ventre », dit Muna. Artica était enceinte de sept mois quand, le 10 novembre, les roquettes avaient frappé. « Ma sœur Selma et moi-même n’avons survécu que parce que nous étions restées dans la maison de nos voisins cette nuit-là », poursuit-elle en sanglotant, toujours incapable de réconcilier sa survie avec la mort du reste de sa famille lors des violents bombardements de la ville qui ont précédé l’assaut.

« Il n’y avait pas de combattants dans notre quartier, si bien que j’ignore pourquoi ils ont bombardé notre maison », pleure Mona. « Quand c’est arrivé, ils poursuivaient leur offensive aérienne à grande échelle et leurs chars attaquaient notre ville, de sorte que nous sommes parties furtivement par la partie est de Fallujah et que nous sommes venues à Bagdad. »

Selma, 41 ans et sœur de Muna, raconte des scènes de destruction dans la ville - des maisons qui ont été anéanties par d’innombrables frappes aériennes et la puanteur de corps en putréfaction qui tournoyait dans l’air déplacé par les vents secs et poussiéreux de la région.

« Les décombres des maisons bombardées recouvraient les corps et personne ne pouvait les approcher parce que les gens étaient trop effrayés, même de conduire un bulldozer ! » Elle écarte les mains tout en parlant, comme pour demander à son Dieu comment de telles choses ont été possibles. « Même aller et venir en dehors de chez soi était impossible à cause des snippers [US]. »

Les deux sœurs qualifient leurs derniers mois à Fallujah d’existence de cauchemar. C’était une ville dont les combattants contrôlaient les environs. Médicaments et nourriture venaient souvent à manquer et les chocs à répétition des bombes américaines étaient devenus une réalité quotidienne. Des hélicoptères de combat armés de roquettes et faisant un bruit infernal venaient du désert à très basse altitude et, en approchant de la ville, ils ajoutaient une touche tragique supplémentaire au paysage de cauchemar.

« Même quand les tombes tombaient au loin, les verres tombaient de nos étagères et se brisaient », s’exclame Muna. En se rendant au marché en pleine journée, puisqu’il le fallait bien, pour acheter de la nourriture pour leur famille, les deux sœurs éprouvaient une crainte constante des avions de guerre hurlant au-dessus de la ville étalée sous eux. « Les avions passaient si souvent », dit Selma, « mais nous ne savions jamais quand ils allaient larguer leurs bombes. »

Elles décrivent la désolation d’une ville aux boutiques fermées et aux rues la plupart du temps vides dans lesquelles de rares résidents terrorisés pouvaient être pris pour cibles du simple fait qu’ils erraient sans savoir que faire. « Fallujah était comme une ville fantôme, la plupart du temps ». C’est comme cela que Muna voit des choses. « La plupart des familles restaient cloîtrées chez elles tout le temps, ne sortant que pour la nourriture quand il le fallait. » Comme tant d’autres, leur famille estima qu’il fallait de plus en plus réduire le rationnement de la nourriture et de l’eau, devenues rares. « Généralement, nous avions très faim parce que nous ne voulions pas manger nos vivres ni boire toute notre eau. » Elle s’arrête un instant, respire bien profondément, pensant sans doute à ses parents et proches qui ont été tués, et ajoute : « Nous ne savions jamais si nous pourrions en avoir plus, et nous tentions donc d’y aller prudemment. »

J’ai rencontré les deux sœurs dans la maison de leur oncle, à Bagdad. Au cours de l’interview, toutes deux fixaient le sol en silence jusqu’à ce qu’un autre détail leur vienne à l’esprit et qu’elles l’ajoutent à leur récit. Au contraire de Muna qui, visiblement, était très émotive, Selma parlait généralement d’une voix monocorde, sans trouble qui eût pu naturellement surgir de quelque recoin meurtri de son cerveau. « Notre situation à ce moment était celle de tant de gens à Fallujah », me disait-elle. « Aucun d’entre nous ne pouvait d’en aller parce que nous n’avions nulle part où aller et pas d’argent. »

« Pourquoi notre famille a-t-elle été bombardée ? » insistait Muna, des larmes coulant sur ses joues. « Il n’y a jamais eu de combattants, dans notre secteur ! »

Aujourd’hui, les combats se poursuivent encore quasi quotidiennement autour de Fallujah, tout comme dans d’autres villes partout en Irak et, pour les journalistes aussi bien que les résidents de Bagdad, l’atmosphère de la guerre est une réalité omniprésente. Les hélicoptères vrombissent au sommet des immeubles et sillonnent les faubourgs de la capitale en permanence, tandis que des avions de combat déchirent fréquemment le ciel.

En dessous d’eux, des civils traumatisés attendent le prochain assaut, sans jamais savoir au juste quand il va se produire.

Dahr Jamail est un journaliste indépendant d’Anchorage, en Alaska. Il a passé sept des douze derniers mois à faire des reportages à partir de l’Irak occupé. Ses articles ont été publiés dans The Sunday Herald, Inter Press Service, sur le website de Nation Magazine, et sur le site d’infos internet de New Standardpour le compte duquel il était correspondant en Irak. Il est également le correspondant spécial en Irak de la radio Flashpoints et on l’a également vu à la BBC dans Democracy Now !, Free Speech Radio News et Radio South Africa.

Copyright 2005 Dahr Jamail