« Les Américains ne peuvent nous diviser »

damiya est le quartier sunnite le plus commerçant de Bagdad. Epiceries et magasins d’électroménager le disputent aux librairies et papeteries qui attirent la clientèle jeune de l’université toute proche. Hier, Adamiya n’était plus que l’ombre de lui-même. Si on pouvait encore voir quelques clients aux terrasses de café, une grande partie des magasins avaient baissé leur rideau dès la fin de la matinée. « Hier, explique un jeune commerçant, affairé aux derniers préparatifs d’installation de son tout nouveau café Internet, des tirs ont éclaté vers 16 heures. Tout le monde craint aujourd’hui que ça ne recommence encore plus tôt. » La veille, une attaque avait été lancée contre le commissariat par des « feddayin », nom que les gens du quartier donnent à ceux qui combattent la coalition. Ils sont réapparus depuis le début des opérations américaines contre Fallouja, devenue ville symbole de la résistance sunnite. Cette bataille que tout le quartier suit l’oeil branché sur les images diffusées par les chaînes arabes Al-Arabiya et Al-Jezira, seules autorisées à travailler sur le terrain par les insurgés qui en interdisent l’accès aux journalistes occidentaux, a provoqué un grand courant de sympathie. Le jeune commerçant Anmar Malik, un des rares chiites du quartier, a soudain fait cause commune et répondu présent aux appels à l’aide lancés depuis mercredi du haut de tous les minarets. « Je suis allé donner mon sang ce matin à la mosquée d’Abou Hanifa pour aider les blessés, car les insurgés de Fallouja ont raison. En un an, les Américains n’ont rien changé ici. Il y a toujours autant de chômage et d’insécurité. Alors, nous allons nous unir, les moudjahidin sunnites d’un côté et l’armée du Mehdi de Moqtada al-Sadr de l’autre. Car il faut bien que quelqu’un montre aux Américains qu’il y a une résistance et qu’ils ne peuvent pas se moquer de nous. »

La concomitance des opérations contre Fallouja et contre les milices du jeune chef religieux chiite a ranimé la flamme du nationalisme irakien. La violence de l’opération américaine contre la ville, qui compte un demi-million d’habitants, surprend les Irakiens, qui ont l’impression de se retrouver soudain rejetés un an en arrière, quand les bombardements grondaient sur la capitale. « C’est vrai que la mutilation des quatre Américains à Fallouja est une chose horrible et que c’est contre l’islam, mais la mutilation des corps d’enfants écrasés par les bombes est-elle plus acceptable ? », interroge un homme. Solidaires, de nombreux sunnites et chiites ont quitté Bagdad dans la matinée dans des camions chargés de vivres et de médicaments pour Fallouja. « Je sais que nourriture et médicaments sont arrivés. Mais les dons de sang ont été renvoyés vers Bagdad », dit dans son supermarché du quartier d’Al-Hadra le gérant Ziyad Tareq. Cet ancien officier a conservé une solide amitié avec un de ses anciens compagnons d’armes à Fallouja. Dès qu’il le peut, il lui téléphone. « On a juste le temps de se dire trois mots que la communication s’interrompt. Il me dit qu’il va bien et que le déluge de feu continue. »

Mercredi, les combats étaient les plus violents dans le quartier industriel de Fallouja, au nord-ouest. Hier, ils faisaient rage au sud-ouest, dans ce qu’on appelle le quartier des officiers. « Sans renfort en hommes et en munitions, les résistants n’en ont plus que pour quinze jours, prophétise l’homme. Les Américains réussiront sans aucun doute à prendre le contrôle de Fallouja, mais ils ne materont jamais la résistance dans le pays. » Les événements des derniers jours ont rapproché les communautés et les groupes combattants. « Les miliciens de Moqtada al-Sadr ont proposé leur aide à Fallouja et des moudjahidin sunnites sont arrivés à Sadr City. Les Américains ne peuvent pas nous diviser », assure Ziyad Tareq. Revigorés dans leur fierté, les habitants de ce quartier à la population chiite et sunnite n’en vivent pas moins dans l’angoisse. Les affaires se ralentissent à l’approche d’un week-end que tous perçoivent comme lourd de risques, avec à la fois le premier anniversaire de la chute du régime et les grandes processions religieuses de Kerbela. « Les magasins de gros commencent à évacuer leurs marchandises car ils ont peur des pillages. Tout le monde cherche à écouler ses stocks. Le dollar remonte légèrement. Je crains que bientôt on ne manque d’essence », explique le gérant du supermarché. Et c’est bien avant la nuit tombée hier que les derniers automobilistes se pressaient de rentrer chez eux.