Noam Chomsky : Bush a récupéré les éléments les "plus extrémistes,

7 Juin 2004
http://www.democracynow.org/

interview par AMY GOODMAN

AMY GOODMAN : Noam Chomsky, pouvez-vous nous parler de certaines personnes qui dirigent le gouvernement (US) actuel et qui étaient déjà présentes dans l’administration Reagan il y a 20 ans ?

NOAM CHOMSKY : C’est tout à fait exact. L’administration Reagan était composée des mêmes ou de leurs mentors pour la plupart. Je pense qu’on peut dire que l’administration actuelle est une sélection des éléments les plus extrémistes, arrogants, violents et dangereux de l’administration Reagan. C’est vrai aussi bien en ce qui concerne la politique intérieure que la politique internationale et, comme pendant les années Reagan, ils se consacrent à démanteler les composantes du gouvernement qui servent la population en général - la sécurité sociale, les écoles publiques etc - mais d’une manière encore plus radicale. En partie parce qu’ils pensent avoir atteint un niveau supérieur à partir duquel ils peuvent lancer leurs attaques, et sur le plan international ça parait assez évident. En fait, de nombreux anciens membres de l’administration Reagan et de Bush père sont même choqués par l’extrémisme de l’administration actuelle sur le plan international. C’est pour cette raison qu’il y a eu une critique sans précédent de l’élite contre la stratégie de sécurité nationale et la politique en Irak - une critique étroite, mais significative. Alors oui, ils sont là. Certains cas sont remarquables (...). Ils ont très judicieusement choisi Negroponte, qui vient d’être nommé, en tant que nouvel ambassadeur en Irak où il dirigera la plus grande mission diplomatique du monde. Le prétexte d’une telle mission est qu’elle serait nécessaire pour transférer la souveraineté aux Irakiens, et c’en est tellement une contradiction qu’on en est réduit à admirer les commentateurs qui font semblant de ne pas savoir ce que tout cela signifie, tout comme ils font consciemment l’impasse sur le rôle de Negroponte dans l’administration Reagan. Il était l’ambassadeur du Honduras sous Reagan où il présidait la plus grande base de la CIA au monde, et la deuxième plus grande ambassade en Amérique latine. Pas parce que le Honduras avait une importance particulière pour les Etats-Unis, mais parce qu’il était chargé de superviser les bases à partir desquelles l’armée mercenaire US attaquait le Nicaragua, jusqu’à pratiquement détruire le pays. A présent, le Nicaragua a de la chance de pouvoir survivre pendant quelques générations.

Il s’agissait là d’une des campagnes massives de terrorisme menées par les Reaganiens dans les années 80 sous le prétexte qu’ils menaient une guerre contre le terrorisme. Ils avaient déclaré une guerre contre le terrorisme en 1981 avec à peu près la même rhétorique que celle employée en septembre 2001. Ce fut une guerre sanglante contre le terrorisme. L’Amérique centrale fut dévastée, et des horreurs commises ailleurs dans le monde.

En ce qui concerne le Nicaragua, ils furent condamnés par la Cour de Justice Internationale et par deux résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU, auxquelles les Etats-Unis ont opposé leur veto. Après cela, bien sûr, ils ont rejeté le jugement de la Cour et ont entrepris une escalade de la guerre au point où les effets ont été extraordinaires. Selon les analyses de leurs propres spécialistes, le nombre de morts au Nicaragua par habitant ramené à la population des Etats-Unis serait d’environ 2,5 millions, ce qui, ont-ils remarqué, serait supérieur au total des morts US depuis la guerre de Sécession jusqu’à toutes les guerres du 20e siècle, et ce qui reste de la société n’est que ruines. Depuis que les Etats-Unis ont repris le contrôle de ce pays, les choses se sont encore empirées. Le Nicaragua est à présent pratiquement le pays le plus pauvre du continent, juste devant le Haïti et, ce n’est pas un hasard, ce pays a été la deuxième plus grande cible des interventions US au cours du 20e siècle, juste derrière le Haïti qui est la première. Les récentes statistiques montrent qu’environ 60% des enfants en-dessous de l’age de deux ans souffrent d’anémies sévères provoquées par une sous-alimentation et probablement de troubles cérébrales. (...) C’est une véritable victoire. On peut comprendre pourquoi Colin Powell et d’autres en sont si fiers. Negroponte était directement responsable pendant les cinq premières années, puis plus indirectement au sein du Département d’Etat et de la Sécurité Nationale où il était le conseiller de Powell. A présent il est sensé remplir le même rôle en Irak. Au Nicaragua, on l’appelait "Le Proconsul", et le quotidien Wall Street Journal a été assez honnête pour publier un article avec le titre "Le Proconsul Moderne" où ils ont mentionné son passé au Nicaragua sans entrer trop dans les détails et en disant oui, il sera le proconsul de l’Irak.

Il s’agit là d’une continuation directe, mais il y a encore beaucoup plus. Elliot Abrams est un cas extrême. Je veux dire qu’il est à présent à la tête de la section Moyen-Orient du Conseil National de Sécurité. Comme vous le savez, il a été condamné pour parjure devant le Congrès. Il a bénéficié d’une grâce présidentielle, mais il était responsable au sein du Département d’Etat des atrocités commises en Amérique centrale et, pour ce qui concerne le Moyen-Orient, il se situe à l’extrême de l’échiquier politique. Il y a donc une certaine continuité de politique, mais aussi une radicalisation dans la continuité.

AG - Il y a eu très peu de commentaires critiques au sujet de Ronald Reagan à sa mort, peut-être à cause de sa mort, de qui se passe lorsque les gens meurent ou peut-être aussi parce qu’il y a une sorte de réécriture de l’histoire qui se déroule en ce moment. Mais une des rares personnes citées par les grands médias a été l’ancien Ministre des Affaires Etrangères du Mexique de 1979 à 1982, Jorge Castenada, qui a dit que Reagan était extrêmement impopulaire au Mexique lorsqu’il était président à cause de sa politique en Amérique centrale, et à cause de mises en cause du Mexique sur le trafic de drogue. L’engagement de Reagan au Nicaragua et au Salvador était considérée par le Mexique comme une "ingérence" injustifiée et d’interventionniste, qui trouvait ses racines dans les rivalités de la guerre froide et en violation du droit international." Il ajouta, "non seulement sa politique était jugée négativement, mais il exerçait de fortes pressions sur le Mexique pour nous faire changer de politique internationale."

NC : C’est exact. Castenada adopte un discours diplomatique. Il énonce un euphémisme en ce qui concerne le droit international et l’intervention. Le résultat fut la mort de quelques centaines de milliers de personnes et la ruine de quatre pays. Et les gens actuellement au pouvoir à Washington ont l’unique privilège à être les seuls à avoir été condamnés par la Cour de Justice Internationale pour terrorisme. Ce qui va au-delà de ce qu’a déclaré Castenada, mais c’est ce qu’il sous-entendait. Et l’impopularité demeure. Les derniers sondages effectués parmi les élites de l’Amérique latine, ceux qui ont le plus tendance à soutenir les Etats-Unis, indiquent que 90% d’entre eux s’opposent à l’actuel George Bush, le fils. Le chiffre est de 98% au Mexique, si ma mémoire est correcte. Mais pour être précis, il faut dire que ça ne date pas d’hier. John F. Kennedy a tout tenté pour faire aligner le Mexique sur sa politique anti-cubaine. Il y a ce commentaire célèbre, formulé par un diplomate mexicain lorsque Kennedy tenta de le convaincre que le Mexique devait se joindre à la guerre contre le terrorisme contre Cuba et à l’embargo, en affirmant que Cuba représentait une menace pour la sécurité du continent. Le diplomate a dit qu’il était dans l’obligation de refuser parce que s’il tentait de dire au peuple mexicain que Cuba représentait une menace, 40 millions de Mexicains mourraient de rire. C’était une bonne réponse. Mais pas dans le cas présent. Je crois que là où le commentaire de Castenada induit en erreur, c’est lorsqu’il se réfère à la guerre froide et aux rivalités. Il n’y avait pas de Russes en Amérique latine. En fait, les Etats-Unis faisaient tout pour les y attirer. Par exemple, pour le Nicaragua, lorsque la guerre terroriste contre le Nicaragua a réellement commencé, les Nicaraguayens ont tenté d’acheter quelques armes pour se défendre. Ils se sont d’abord adressés aux pays Européens, la France, et d’autres. L’administration Reagan a exercé une pression énorme pour que ces pays ne vendent pas d’armes au Nicaragua parce qu’ils voulaient à tout prix que les Nicaraguayens les achètent aux Russes ou indirectement aux Cubains. Ce qui leur aurait permis de présenter l’histoire comme une affaire de guerre froide. Le Nicaragua n’est pas tombé dans le piège, comme ce fut le cas pour le Guatemala en 1954, où un scénario similaire s’était déroulé. Donc, les Nicaraguayens n’ont pas acheté les avions aux Russes pour défendre leur espace aérien contre les attaques US. Ils en avaient parfaitement le droit, mais ils comprenaient les conséquences d’une telle responsabilité. Alors l’administration Reagan était obligée d’inventer sans cesse de nouvelles histoires sur comment le Nicaragua s’équipait en MIGs pour déclencher un conflit dans le cadre de la guerre froide. En fait, il est intéressant d’observer les réactions aux Etats-Unis devant ces histoires. Bien entendu, le Nicaragua avait tous les droits de se défendre. La CIA avait le contrôle total de l’espace aérien Nicaraguayen et s’en servait. Elle s’en servait pour communiquer avec son armée guérilla - guérilla est un drôle de terme pour désigner d’une armée équipée d’ordinateurs et d’hélicoptères etc, - pour leur envoyer des instructions pour éviter le contact avec l’armée Sandiniste, l’armée du Nicaragua, et attaquer ce qu’ils appelaient des cibles molles (soft targets), c’est-à-dire des cibles civils sans défense. Voici donc un pays qui n’a pas le droit de défendre son espace aérien pour se protéger. Je ne sais pas quoi dire. Évidemment, ils en avaient le droit, mais ils ne l’ont pas fait. Les Etats-Unis ont contrôlé leur espace aérien et ont attaqué - des cibles sans défense.

AG : Noam Chomasky, vous avez écrit que les Etats-Unis sont le seul pays au monde à avoir été condamné pour terrorisme par la Cour de Justice Internationale. Cela avait un rapport avec le bombardement d’un port au Nicaragua, sous Reagan. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?

NC : Oui, mais ce n’est pas tout à fait exact. Le Nicaragua espérait mettre un terme au conflit à travers des voies légales, diplomatiques.

AG : je voulais dire le minage d’un port.

NC : Oui, le minage des ports. Ils ont décidé - ils se dont adressé à une équipe d’experts dirigée par le distingué avocat international états-uniens A. Chayes, professeur de droit à Harvard qui avait longtemps servi au gouvernement, et l’équipe de juristes a décidé de monter un dossier extrêmement précis et limité. Ils s’en sont tenus aux faits irréfutables, tels le minage des ports que les Etats-Unis avait reconnu, mais ce n’était rien par rapport au reste. Ils ont choisi le cas le plus précis en espérant qu’un jugement de la Cour Internationale pousserait les Etats-Unis à abandonner leur campagne terroriste. Ils ont bien obtenu un jugement en leur faveur. La Cour a ordonné aux Etats-Unis de cesser toutes leurs actions violentes contre le Nicaragua, et qui allaient bien au-delà du minage des ports. C’était la moindre des choses. Le jugement rendu par la Cour porte sur un point très précis, mais si vous lisez le texte du jugement, la décision de la Cour va plus loin car ils étaient tous conscients de la campagne de terreur plus vaste qui était en cours. Mais l’équipe de Chayes s’est focalisé sur une question précises, avec de bonnes raisons. Ils ne voulaient pas de controverses pendant les audiences. Sur cette question précise, il n’y avait pas de controverse puisque les Etats-Unis avaient admis le fait. Cependant, il faut lire le jugement comme un jugement plus large, et bien plus important. Le terme employé par la Cour était "usage illégale de la force," ce qui en termes techniques désigne le terrorisme international. Il n’y a pas de définition légale du terrorisme international dans le droit international. Alors je suis sur qu’il s’agissait d’une condamnation du terrorisme international, dans un domaine bien plus large. Quoi qu’il en soit, il faut garder à l’esprit, et c’est important pour nous, que ce fut pire au Guatemala et au Salvador. Je pense que la raison en est que les Nicaraguayens avaient une armée pour les défendre. Au Salvador et au Guatemala, les forces terroristes qui attaquaient la population étaient l’armée et les forces de sécurité. Il n’y avait personne pour porter plainte devant la Cour de Justice Internationale. Les plaintes ne peuvent être déposées que par des gouvernements, pas par des paysans en train de se faire massacrer.

(...)

AG : Professeur Chomsky, je ne voudrais pas clore cette discussion sur les années Reagan sans un mot sur l’Afrique, particulièrement l’Afrique du Sud.

NC : Et bien, la politique officielle se disait "participation constructive". Je me souviens des années 80, à l’époque il y avait une pression énorme pour faire cesser tout soutien au gouvernement de l’apartheid. Le Congrès avait voté des lois pour interdire le commerce et l’aide. L’administration Reagan a trouvé des moyens pour contourner cette législation, et en réalité le commerce avec l’Afrique du Sud augmenta dans la dernière partie de la décennie. Et, soit dit en passant, ce fut à la même époque que Colin Powell devint conseiller à la Sécurité Nationale.

Les Etats-Unis ont fermement soutenu le régime de l’Apartheid, directement et indirectement à travers des pays amis. Israël aidait à contourner l’embargo. Un peu comme en Amérique centrale où la terreur clandestine était sous-traitée à d’autres états, Israël aidait à contourner les lois votés par le Congrès. Dans le cas de l’Afrique du Sud, examinons quelques chiffres. En Angola et au Mozambique, pays voisins, et pour ne parler que de ces pays, l’Afrique du Sud a tué un million et demi de personnes et provoqué quelques 60 milliards de dollars de dégâts au cours de cette période de "participation constructive" avec le soutien des Etats-Unis. Ce fut une histoire d’horreur.

(FIN)

Avec les compliments de Cuba Solidarity Project http://perso.club-internet.fr/vdedaj/cuba/ Lorsque les Etats-Unis sont venus chercher Cuba Nous n’avons rien dit, nous n’étions pas Cubains.


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