Le scandale des tortures enfle et menace d’atteindre George Bush

Le président américain est apparu en difficulté, jeudi. Plusieurs rapports officiels ont tenté de donner une base juridique à l’usage de la torture. Quelle suite la Maison Blanche a-t-elle donnée à ces textes ? "Nous sommes restés dans le cadre de la loi", a éludé M. Bush. Savannah (Géorgie) de notre envoyé spécial

L’attention des Américains a été accaparée, au cours des derniers jours, par les hommages rendus à Ronald Reagan et, dans une moindre mesure, par la réunion du Groupe des 8 (G8), indice de la capacité de George Bush à rallier les pays les plus puissants du monde à sa politique en Irak et au Proche-Orient.

Un autre sujet, pourtant, s’est glissé dans l’actualité, jusqu’à troubler la conférence de presse du chef de la Maison Blanche, jeudi 10 juin, à Savannah, en Géorgie, en conclusion de la réunion du G8 : les militaires et les agents de la Agence centrale de renseignement (CIA) ont-ils été autorisés à torturer, en Afghanistan, à Guantanamo Bay ou ailleurs, les prisonniers de la "guerre contre le terrorisme" ?

La presse américaine a révélé, depuis une semaine, l’existence de plusieurs documents, émanant du ministère de la justice et du ministère de la défense, qui tendent à donner une base juridique à l’usage de la torture. Selon les juristes qui ont rédigé ces rapports, la torture pourrait être justifiée, en droit, dans le cadre de directives données par le président des Etats-Unis en sa qualité de commandant en chef, responsable suprême de la sécurité des Américains.

Dans ce cas, affirmaient ces documents, les fonctionnaires civils ou militaires, qui agiraient en application de ces ordres, ne seraient pas passibles de poursuites, que ce soit sur la base de la Constitution américaine, qui interdit les "punitions cruelles", ou sur celle des lois américaines interdisant la torture. Autrement dit, les Etats-Unis pourraient se dispenser de respecter la Convention internationale contre la torture, bien qu’ils l’aient ratifiée en 1994.

L’un de ces documents est un mémo adressé à la Maison Blanche par le ministère de la justice, en août 2002. On ignore quelles suites M. Bush a données à cet avis. La question lui a été posée, une première fois, jeudi. "L’autorisation que j’ai donnée (...) était que tout ce que nous ferions soit conforme à la législation américaine et cohérent avec nos obligations au titre des traités internationaux. C’est le message que j’ai adressé à nos gens", a répondu le président. Avait-il vu, à l’époque, le mémo du ministère de la justice ? "Je ne m’en souviens pas", a-t-il dit.

Une deuxième question, sur le même sujet, a provoqué une mimique de mécontentement, suivie d’une réponse encore plus courte que la précédente. "Ce que j’ai autorisé, c’est que nous restions dans le cadre de la loi américaine", a affirmé M. Bush, qui a évité de dire si la torture peut être acceptable dans certaines situations ou si elle ne l’est jamais.

Un journaliste britannique a fait remarquer que le mémo du ministère de la justice et celui du Pentagone, rédigé en mars 2003, ont précisément pour objet d’exposer des détours juridiques, qui permettraient à des fonctionnaires de torturer des prisonniers sans tomber sous le coup de la loi. Dans ces conditions, la réponse de M. Bush, disant qu’il avait donné pour instruction de respecter la légalité, n’était "pas très rassurante". Le président américain, au bord de l’exaspération, a répondu : "Ecoutez, je vais le dire une fois de plus. (...) Les instructions qui sont parties étaient de respecter la loi. Cela devrait vous rassurer. Nous sommes une nation de droit. Nous respectons les lois. Nous avons des lois dans les livres. Vous pourriez regarder ces lois, et cela pourrait vous donner des assurances."

La question du respect des lois et des engagements internationaux a été posée très tôt après les opérations militaires américaines en Afghanistan. Des méthodes faisant appel à la douleur physique et à l’affaiblissement psychologique ont été utilisées très tôt, puisque John Walker Lindh, le jeune Américain engagé chez les talibans et capturé, en novembre 2001, à Kunduz, a été dénudé et placé dans des positions de stress lors de ses interrogatoires par des agents de la CIA.

En janvier 2002, après l’ouverture d’un premier camp de prisonniers à la base de Guantanamo Bay, détenu par la marine américaine sur l’île de Cuba, un mémo du ministère de la justice, rédigé notamment par John Yoo, aujourd’hui professeur de droit à Berkeley, avait conclu que les détenus de Guantanamo ne bénéficiaient pas de la protection des conventions de Genève. Cet avis, contesté par le secrétaire d’Etat, Colin Powell, avait été adopté par M. Bush.

C’est à la suite de demandes de la CIA que le ministère de la justice a rédigé le mémo d’août 2002. Il semble que l’agence se soit inquiétée des sanctions encourues par ses agents, pressés par le pouvoir politique d’arracher des renseignements exploitables aux dirigeants et aux militants d’Al-Qaida capturés en Afghanistan ou au Pakistan.

Le principal service de renseignement américain n’a pas oublié les ennuis que lui avait valus la dénonciation, dans les années 1970, des méthodes qu’il avait employées dans la lutte contre le communisme. Aussi a-t-il cherché à se "couvrir" quand on lui a demandé de traquer et de faire parler les terroristes avérés ou des personnes suspectes de liens avec le réseau d’Oussama Ben Laden.

Long de 50 pages, le mémo du ministère de la justice a été signé par Jay Bybee, l’un des adjoints du ministre. M. Bybee dirigeait le bureau de conseil juridique, qui fait autorité au sein du gouvernement.

En mars 2003, c’est, semble-t-il, à la demande des responsables des interrogatoires au camp de Guantanamo Bay que le ministère de la défense, à son tour, a fait étudier la question de la torture par ses juristes. Ceux-ci ont abouti à des conclusions analogues à celles de leurs confrères du ministère de la justice. Dans les deux cas, les ministres concernés, John Ashcroft et Donald Rumsfeld, ont refusé de communiquer les documents correspondants au Congrès.

Dans une conférence de presse qui a suivi celle de M. Bush, Jacques Chirac, sans employer le mot "torture", a déclaré que la lutte contre le terrorisme ne doit pas "oublier les principes sur lesquels repose notre civilisation, tels que les droits de l’homme".

Patrick Jarreau

source : le monde