George Bush débute une difficile épreuve diplomatique en Europe

Le 6 juin ne sera pas seulement la commémoration du débarquement de Normandie : en marge des manifestations, se tiendra une série d’intenses négociations internationales. En quête de soutien pour sa politique en Irak, le président américain tentera de convaincre ses alliés. Puissance invitante, la France a vu grand pour orchestrer les cérémonies du 60e anniversaire du Débarquement en Normandie, qui culmineront dimanche 6 juin à Arromanches en présence de 17 chefs d’Etat et de gouvernement étrangers. Le chancelier allemand sera parmi eux, pour la première fois. Mais l’invité vedette sera George Bush, qui doit prendre la parole dimanche matin, après Jacques Chirac, au cimetière américain de Colleville.

En tant que représentant des Etats-Unis, c’est George Bush qui recueillera l’hommage aux "combattants de la liberté" de la seconde guerre mondiale. Cela n’est pas sans susciter en France quelques grincements de dents, commentaires cinglants sur ce "paradoxe du 6 juin", selon Laurent Fabius, pour qui M. Bush est "l’exact opposé des valeurs qui font que nous aimons l’Amérique", et projets de manifestations.

Fallait-il en faire tant et offrir cette tribune à M. Bush, qui ne se prive pas de faire un rapprochement entre le combat pour la liberté de l’Europe que fut la bataille de Normandie et l’intervention actuelle en Irak ? Dans l’entourage de Jacques Chirac, on écarte la question : si le cadrage de cette manifestation est difficile pour quelqu’un, c’est bien pour George Bush ! "Il ne peut pas s’aventurer bien loin dans la comparaison historique, sous peine qu’elle se retourne contre lui. La réalité parle d’elle-même", fait-on valoir à l’Elysée, sous-entendant que les photos de la prison d’Abou Ghraib se superposent mal à l’image des héros du Jour-J.

"Ce n’est pas lui que nous célébrons", dit un autre proche de Jacques Chirac. Il s’agit au contraire de montrer que le lien historique de l’Europe avec les Etats-Unis résiste aux divergences du moment, que la reconnaissance pour les combattants de 1944 est intacte mais qu’elle n’est pas synonyme d’alignement. "Nous ne savons pas ce que George Bush va dire à Colleville, mais Jacques Chirac n’a pour sa part aucune intention de faire la moindre comparaison de cette nature", ajoute-t-on.

Les cérémonies du 6 juin sont le lever de rideau d’une série particulièrement dense de rencontres transatlantiques, qui vont jalonner tout le mois et seront dominées par la question de l’Irak : réunion du G8 (les pays économiquement les plus puissants) aux Etats-Unis, rencontre Etats-Unis - Union européenne à Dublin, sommet de l’OTAN à la fin du mois à Istanbul, à la veille de la date officiellement prévue pour le transfert de souveraineté de la puissance occupante à de nouvelles autorités irakiennes. D’ici là continuera de se négocier au Conseil de sécurité de l’ONU une nouvelle résolution qui doit donner à ce transfert la caution internationale.

Juste avant la Normandie, George Bush aura pu constater vendredi et samedi, auprès du pape et dans les rues de Rome, que sa politique en Irak ne fait pas que des adeptes. Il l’aura vérifié à Paris, où il doit avoir, samedi soir, avec Jacques Chirac un entretien et un dîner de travail.

M. Bush, en campagne électorale, est en quête de soutiens internationaux. Il espérait des annonces de relève des troupes américaines en Irak avant l’élection présidentielle, il ne les aura pas. La France a pour sa part annoncé la couleur : ses soldats n’iront pas, "ni maintenant ni plus tard". C’est à cette aune des participations que s’appréciera à la fin du mois, lors du sommet de l’OTAN, le véritable état de cette Alliance atlantique, pour laquelle le 6 juin 1944 reste l’image fondatrice.

Le désaccord sur l’Irak va se décliner dans toutes les rencontres du mois de juin. A New York, au Conseil de sécurité de l’ONU, les Français ont monté leur groupe de résistance et proposent, avec les Russes, les Chinois, les Allemands, les Espagnols, les Chiliens, les Brésiliens, les Algériens, des amendements au projet de résolution qui, à ce stade, ne reflète pas suffisamment la volonté de rendre aux Irakiens la maîtrise de leur sort.

Il n’est pas question de veto mais seulement d’abstention, si ces amendements n’étaient pas retenus. Combat pour la forme, impuissance à régler la crise ? Une telle question irrite dans l’entourage de Jacques Chirac : "Il n’y a qu’une toute petite chance de sortir de cette situation dramatique : c’est de donner vraiment aux Irakiens le sentiment qu’ils sont maîtres chez eux ; il n’y en a pas d’autre !"

A la réunion du G8, la semaine suivante, l’administration américaine devra aussi en rabattre. Les stratèges de Washington avaient imaginé il y a des mois de proposer à leurs partenaires de se joindre à ce qu’ils appellent "l’initiative pour le Grand Moyen-Orient". A l’origine, l’idée était de s’appuyer sur l’exemplarité du modèle irakien pour insuffler les vertus de la démocratie à un vaste ensemble de pays allant de la Mauritanie jusqu’à l’Afghanistan. On y mettrait peu de moyens économiques mais on demanderait aux partenaires du G8 et alliés européens de pourvoir à l’intendance et on vivifierait l’OTAN en la chargeant de concocter avec les pays concernés des "garanties de sécurité".

Ce projet s’est heurté à un tir de barrage des pays arabes, de la France et de quelques autres. Si quelques dirigeants arabes ont accepté l’invitation à Sea Island, plusieurs autres l’ont déclinée, comme l’Egypte, qui s’en est publiquement expliquée.

"La démocratie ne s’exporte pas dans des fourgons blindés", dit-on sèchement dans l’entourage de Jacques Chirac, où depuis des mois on essaie de faire entendre aux dirigeants américains que leur "Grand Moyen-Orient" n’existe pas, que vouloir appliquer un traitement global à des pays qui n’ont pour point commun que l’islam, c’est alimenter l’idée d’une confrontation entre civilisations, que l’Europe n’a pas attendu les néoconservateurs pour consacrer des millions d’euros à une coopération méditerranéenne conçue dans un esprit de dialogue, et qu’elle n’entend pas se laisser dessaisir de cet effort à long terme au profit d’un slogan électoraliste américain.

La France et les pays arabes font valoir surtout que les Etats-Unis n’ont rien à espérer dans cette région du monde tant qu’ils ne chercheront pas sérieusement à régler le conflit israélo-palestinien.

La déclaration finale du sommet du G8 sur le "Grand Moyen-Orient" est en train de se dégonfler, au fil des réunions de sherpas. De la même manière, le projet qui était celui des Américains de passer le flambeau à l’OTAN en Irak à l’occasion du sommet d’Istanbul devient très incertain, en raison des "réserves" affichées par plusieurs membres de l’Alliance, dont la France et l’Allemagne.

Aucun de ces désaccords ne sera exposé crûment en public lors des réunions du mois de juin. Mais la sagesse devrait inspirer à George Bush de jouer autant que possible profil bas, dimanche, en Normandie.

Claire Tréan


Un mois de rendez-vous internationaux

-  4-5 juin : le président américain, George Bush, se rend en visite à Rome.
-  5 juin : le chef de l’Etat russe, Vladimir Poutine, et George Bush arrivent à Paris. Le président américain doit avoir un entretien suivi d’un dîner de travail à l’Elysée et passer la nuit à Paris.
-  6 juin : cérémonies du 60e anniversaire du Débarquement en Normandie.
-  8-10 juin : sommet du G8 à Sea Island, en Géorgie (Etats-Unis). Outre les chefs d’Etat et de gouvernement des huit pays membres (l’Allemagne, le Canada, les Etats-Unis, la France, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni, la Russie), des dirigeants de certains pays ont été invités par les Etats-Unis (notamment l’Afghanistan, l’Algérie, Bahreïn, la Jordanie, la Turquie, le Yémen).
-  17-18 juin : sommet semestriel de l’Union européenne à Dublin.
-  25-26 juin : sommet annuel Etats-Unis - Union européenne à Dublin.
-  27-29 juin : sommet de l’OTAN à Istanbul.
-  30 juin : date prévue pour le transfert de souveraineté en Irak.